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3 - NUMERIQUE,
REALITE VIRTUELLE ET CYBERESPACE
La révolution
numérique, à l'instar de la révolution de l'imprimerie, est peut-être
en passe d'apporter, non pas ce qui compte le plus à nos yeux aujourd'hui,
mais ce dont on s'avisera plus tard : une nouvelle dimension esthétique.
Le plus souvent, à notre insu, la nouvelle technique, non seulement se
révèle plus "efficace", mais encore sa généralisation entraîne
automatiquement des transformations, aussi bien de notre environnement
que de nos modes de penser. Avec la métamorphose de l'image analogique
en image numérique, nous assistons à une rupture épistémologique et nous
pouvons créditer l'idée selon laquelle toute technique impose à long terme
une dimension esthétique. Trois mots-clefs, comme nous l'avons dit, définissent
les possibilités du numérique : simulation, interactivité et temps réel.
Les images de synthèse générées par ordinateur peuvent aussi bien simuler
la réalité en trois dimensions avec un réalisme étonnant qu'inventer les
univers fantasmagoriques les plus improbables. Qui plus est, ces images
ont leur vie propre. On peut agir sur elles, et elles réagissent, se transforment,
et cela même à distance et instantanément entre deux points quelconques
de la planète... Les conséquences d'une pareille évolution sont sans antécédents.
La création de l'art s'en trouve radicalement affectée dans la mesure
où, comme nous le disions, c'est la théorie esthétique elle-même qui va
devoir se repenser... La simulation remet en question toutes les idées
acquises sur la "représentation" au cours de sa longue histoire.
Le numérique gagne chaque jour du terrain. Le temps où l'informatique
ne se limitait qu'à formaliser des textes ou à aligner des suites de chiffres
est révolu. Aujourd'hui, flanqué d'un modem, demain d'une antenne radio,
l'ordinateur passe de plus en plus de temps à communiquer. Nous sommes
déjà dans une ère où les images, les photos et les sons s'échangent et
se transforment... sans jamais passer par une étape physique. La vidéo
numérique généralisée en temps réel viendra demain compléter la panoplie
de la communication électronique. Le numérique franchit le
mur de la communication. Et au-delà de ces aspects, c'est la perception
et le contrôle que chacun a sur sa propre image qui risquent de se voir
bouleversés. Le numérique ouvre toute grande la porte à toutes les formes
de "dé-réalisation", une "dé-réalisation" qui, pour
être extrêmement stimulante et riche au plan de l'imagination artistique,
peut s'avérer dangereuse, illusoire et trompeuse. Les mondes virtuels
ont cette propriété singulière de pouvoir nous immerger entièrement dans
des environnements de pur artifice. Les artistes doivent en avoir conscience
et, pour compenser, s'approprier ces nouveaux outils d'expression, afin
de transmettre leurs propres visions du monde. Après des applications
dans les domaines industriels, de l'éducation, de la médecine, c'est donc
l'art qui va maintenant devoir s'adapter à cette évolution... S'il s'agit
bien au premier chef d'une bataille industrielle, il faut souligner que
les enjeux culturels sont considérables avec les conquêtes du numérique.
Nous en voulons pour preuve les initiatives multipliées par Bill Gates,
président charismatique de Microsoft, occupant le devant de la scène.
Le même Bill Gates est également président de Corbis, entreprise créée
en 1989 pour constituer la première source mondiale d'images numériques...
A son actif, on trouve l'acquisition de 16 millions de documents de la
célèbre collection Bettmann, tandis que, par ailleurs, il se trouve être,
comme par hasard, propriétaire, à titre personnel... du codex de Léonard
de Vinci acquis pour un montant faramineux, document rédigé dans les années
1500, rassemblant les réflexions de l'artiste-ingénieur sur des thèmes
variés, ainsi que 300 dessins. Il faut encore souligner comment l'introduction
de la technologie numérique dans l'art contribue à modifier le rapport
du public aux œuvres. La création numérique à l'aide de l'ordinateur se
développe dans le sens d'un rapprochement toujours plus étroit, pour tout
ce qui relève, non seulement de la "morphologie" technique des
œuvres elles-mêmes, mais aussi de la création de logiciels qui conditionnent
leur nature intrinsèque... et que l'on commence à trouver en abondance
tant sur les rayonnages des magasins spécialisés qu'à la disposition des
internautes sur les réseaux. Les images de synthèse présentées à la télévision
dans les films et la publicité contribuent à familiariser le grand public
avec ces nouvelles formes d'expression. Ainsi, un phénomène d'acculturation
s'amorce en déviant une partie des contraintes de production du numérique
vers un déplacement destiné de la création artistique. Avec l'art numérique,
le public se trouve le plus souvent placé devant un objet qui occupe un
espace et une durée dynamiques, alors que dans l'œuvre "classique"
il était confronté à un objet fini. William Latham affirme : "Ma
démarche est basée sur la biologie et la manière dont les cellules naissent,
croissent, se multiplient et finissent par mourir." Pour William
Latham, l'un des artistes le plus imaginatif, dans les domaines de la
création numérique, le pinceau a été remplacé par la souris et une tablette
graphique. Dans sa "peinture numérique", les pixels remplacent
avantageusement les pigments de jadis... Cette conversion magique réside
dans un logiciel dont il a conçu chaque ligne de code avec le mathématicien
Stephen Todd. La programmation de ses œuvres associe la modélisation génétique
au principe des fractales. Le logiciel, ainsi mis au point par l'artiste,
offre des possibilités spectaculaires à n'importe quel utilisateur qui
pourra se l'approprier pour créer un univers fantastique en quelques minutes,
le principe de base de ce logiciel consistant, à partir d'une série de
volumes géométriques élémentaires, à façonner des objets de plus en plus
complexes, chaque forme créée pouvant à son tour être manipulée dans un
espace tridimensionnel et la combinatoire ouverte par le logiciel entre
les formes de base et les paramètres réglables permettant à volonté de
créer plusieurs millions de scènes différentes. Tout comme Wil-liam Latham,
l'artiste français Eric Wenger programme lui-même ses ordinateurs et crée
ses propres logiciels, mais cette règle n'est pas obligatoire, car des
équipes constituées d'artistes et de techniciens peuvent donner des résultats
aussi pertinents et aussi heureux du point de vue de la création artistique.
Eric Wenger déclare : "L'informatique nous permet de créer un simulacre
de l'univers, un faux double qui deviendrait un objet d'étude au même
titre que le vrai". Quant à William Latham, il rajoute : "Au-delà
de l'imaginaire, je suis prêt à reconstituer des mondes plus vrais que
nature, dans lesquels les végétaux ou les animaux seront programmés en
fonction d'un environnement idéal." Plus qu'une œuvre "achevée"
définie selon les règles tradition-nelles, c'est donc un dispositif multimédia,
une situation d'ex-périmentation dans laquelle le public à qui elle est
offerte peut intervenir. Cette situation inédite n'est pas sans conséquences
sur la perception de l'art, son intellection, comme sur ce qu'elle implique
du point de vue de la théorie esthétique dont la "réactualisation"
devient nécessaire et urgente. Cette réactualisation n'a jamais été amorcée
par les critiques d'art et les penseurs qui restent campés sur des terrains
traditionnels archi-balisés. Cette situation est révélatrice du décalage
qui affecte la position de l'art contemporain, sa coupure du public, la
crise de la création, les scandales de ses circuits, le discrédit de ses
élites. La généalogie des théories esthétiques modernes rend compte depuis
la révolution industrielle d'une série de ruptures et de "déconstructions"
qui ont pour points d'appui la pensée de Nietzsche, Heidegger, Adorno,
le dadaïsme, le surréalisme, le Bauhaus, l'Ecole de Chicago et les adeptes
du post-modernisme. Le moment est venu d'élaborer une pensée qui situe
son propos hors de l'éternelle querelle qui se livre à guichets fermés
entre traditionalistes et modernistes d'un côté, humanistes et technophiles
de l'autre. "Si l'on considère l'art en tant que processus créatif,
et non du point de vue de l'œuvre en tant qu'objet, deux positions philosophiques
se posent en s'opposant sur les rapports entre l'art et la technologie.
Au-delà du clivage entre l'amour de l'art et le désir de modernité se
joue le statut de l'homme face à la machine : qui vaincra l'autre dans
la recherche du nouveau et le destin d'une nouvelle société ? " L'ordinateur
est devenu un outil commun qui assure des tâches d'organisation
à tous les concepteurs, qu'ils soient artistes, chercheurs, ingénieurs...
Il constitue désormais plus en soi un environnement qu'un outil. Internet
est un protocole informatique qui permet à des millions d'ordinateurs
un partage de ressources. Même si les frontières entre la création artistique
et son objectivation tendent à s'estomper, la création de contenus riches
et originaux est une priorité bien plus importante que celle du système
technique que représentent les "tuyaux" des réseaux. Avec l'intelligence
artificielle, l'ordinateur se met à simuler les procédures et les fonctionnements
de la pensée. Simulera-t-il et mettra-t-il en place les conditions d'une
totale et pleine créativité qui appartenait seule antérieurement à l'esprit
humain ? Sur ce point l'opinion des spécialistes se divise encore mais
si l'on en juge par les bouleversements et les remises en question qui
ont marqués ces cinquante dernières années tout reste ouvert... Qu'en
adviendrait-il alors du statut d'artiste ? Le virtuel, nous l'avons dit,
est plus qu'un média supplémentaire : c'est un nouvel environnement qui
s'impose à nous de façon très "brutale". Il ne s'agit plus de
la circulation d'un bout à l'autre de la planète de simples images, de
photos ou de programmes de télévision, ni même des colossales banques
de données, mais en une certaine façon des personnes elles-mêmes. Cela
induit pour le futur de nouvelles formes de nomadisme où les individus
seront par populations entières amenés à se déplacer, quelquefois instantanément
en empruntant les réseaux télématiques. Des clones, impalpables, habiteront
les canaux de transmission technologiques où se développera une société
parallèle. Des circulations et des vies intenses parcourront, comme dans
un système nerveux, hautement complexe, les "autoroutes électroniques"
et des chemins de traverse faits de fibres optiques et de transistors.
Cette réalité virtuelle sera omniprésente avec ses reconstitutions de
lieux physiques et géographiques à l'intérieur desquels on pourra se déplacer
pour se rencontrer. La société Canal + sous l'impulsion de son dirtecteur
du développement et de la recherche Alain Le Diberder en est déjà à la
mise en place d'une deuxième génération de ce type de systéme sur Internet.
C'est donc dans la complexité et l'extrême richesse du rapport entre "visible"
et "intelligible", entre "perception" et "conception",
que les artistes sont amenés à créer dorénavant une véritable écriture
du virtuel. En dehors des expositions et manifestations imposées et scandées
par le marché qui donc, dans les sphères de l'art contemporain officiel,
prend donc le temps de réfléchir aux conséquences artistiques, sociales,
économiques, politiques, psychologiques des technologies du virtuel, ses
conséquences sur l'art, sa conception, sa production, sa diffusion, et
l'émergence d'un nouvel imaginaire? Dans le désert et l'indigence de la
pensée qui caractérise les milieux de l'art contemporain, surtout préoccupés
à contempler leur nombril ou à traiter les affaires courantes, de telles
questions restent en suspens et sans réponse. Comportement et laxisme
d'autant plus étonnant qu'il émane de ceux-là même qui devraient être
les premiers à s'en alerter et à en organiser le débat. Les "mondes
virtuels", encore appelés "réalités artificielles", représentent
une révolution sans précédent dans la production des images. Ce type d'images
se multiplie dans les marchés professionnels, la publicité à la télévision,
les industries du cinéma et, depuis peu avec un temps de retard, dans...
la création artistique elle-même. La raison fondamentale de cette attrait
tient dans le fait que les systèmes de visualisation virtuels donnent
au spectateur la possibilité de se retrouver dans une totale immersion
de l'image, dans laquelle il peut se mouvoir et interréagir avec un environnement
de synthèse. Avant que l'art ne puisse prétendre s'en emparer librement,
compte tenu des coûts inhérents à l'utilisation des outils informatiques
nécessaires, les simulations en tous genres se sont imposées tout d'abord
dans le domaine industriel. Les simulateurs de vol se sont notamment généralisés
très vite dans l'aéronautique. Mais avec la miniaturisation, la baisse
spectaculaire des coûts, comme l'augmentation continue des performances,
on assiste inévitablement à un développement des applications artistiques,
les artistes disposant de plus en plus à titre individuel d'outils inédits
et sophistiqués pour explorer dans leurs moindres recoins toutes les dimensions
de l'imaginaire. Le virtuel, au-delà de l'imagerie inédite qu'il produit
et de ses conséquences sur notre manière de représenter et d'interpréter
le monde, soulève des problèmes philosophiques et éthiques fondamentaux.
La question essentielle introduite par les techniques du virtuel est celle
du niveau de représentation utilisé, c'est-à-dire du degré de modélisation
du phénomène manipulé. Il faut bien insister sur le fait que les images
tridimensionnelles virtuelles ne sont nullement des représentations analogiques
d'une réalité déjà existante, mais des simulations numériques de réalités
nouvelles. Entre la "réalité-réelle" et la "réalité-simulée",
l'écart pour nos yeux est souvent bien mince... Certains, soudain saisis
d'effroi et de panique, dénoncent sans nuances, face à ces deux niveaux,
une équivalence, trompeuse et dangereuse, lourde des pires dangers de
déréalisation. D'autres, comme les artistes naturellement, préfèrent y
voir l'extrême richesse des potentialités offertes, potentialités créatives
ouvertes par les techniques du virtuel comme autant de tremplins pour
faire rebondir leur imagination. Du point de vue de l'artiste bien évidemment
l'intérêt pour le virtuel n'est nullement un intérêt instrumental, purement
technique. Cette vérité élémentaire nécessite d'être rappelée pour désamorcer
les a priori et les critiques dont font trop souvent l'objet les arts
technologiques. Les enjeux du virtuel ne sont pas pour nous des enjeux
techniques mais bien entendu, au premier chef, des enjeux esthétiques,
philosophiques et éthiques. Les environnements virtuels fonctionnent selon
deux registres : - le registre du sensible propre au monde virtuel, un
monde où l'on voit, où l'on entend, où l'on touche, où l'on agit, - le
registre de l'intelligible où il y a nécessairement modélisation formelle
préalable. Ces deux registres fonctionnent toujours l'un par rapport à
l'autre. Le sens produit l'est toujours par leur réciprocité fonctionnelle
: d'un côté l'intermédiarité du monde virtuel nous offre la capacité physique
de saisir un concept théorique, de l'autre, elle nous offre la possibilité
d'intellection de sensations physiques. Le virtuel soulève aussi la question
du "lieu". Philippe Quéau la pose et y répond dans la même foulée
: "Quelle est la différence philosophique entre un lieu réel et un
lieu virtuel? (...) La différence, c'est qu'un lieu réel nous donne une
base, il nous assure une position. La position (dans l'espace réel) n'est
pas un simple attribut de la conscience, c'est une condition préalable
à la conscience. Le lieu réel est intimement, substantiellement lié au
corps. Ceci n'est pas le cas des lieux ou des espaces virtuels."
Puis, Philippe Quéau ajoute encore : "Les mondes virtuels, s'ils
doivent nous passionner, c'est à la condition de montrer qu'ils peuvent
nous donner le sens du vertige, l'émotion de l'abîme. La création de mondes
virtuels capables de nous faire ressentir de nouvelles formes d'abîmes
serait la meilleure preuve de leur importance épistémologique et artistique".
Le virtuel permet d'envisager un nouveau rapport entre le gestuel et le
conceptuel, une hybridation entre le corps et l'image. Les conséquences
de cette situation inédite sont radicales pour le devenir de l'art dans
une société qui aura "popularisé" le virtuel, notamment par
le biais des jeux vidéos. L'écriture du virtuel structure autrement notre
rapport au réel et établit des passerelles troublantes entre les phénomènes
perceptibles et les modèles intelligibles. De nouvelles écritures artistiques
sont en train de naître qui dépendent étroitement des spécificités de
ces nouvelles images de synthèse et des environnements virtuels dans lesquels
nous sommes de plus en plus souvent immergés. Dans le domaine des réseaux
des artistes n'ont pas attendu le stade optimum de pénétration sociale
de la télématique en France (Minitel) pour s'approprier de cet outil à
des fins esthétiques et symboliques. Il était prévisible que certains
d'entre-eux saisissent rapidement l'intérêt que pouvait représenter l'appropriation
de ces canaux de communication pour les détourner à des fins artistiques, évaluant
leur spécificité comme nouveaux supports de création, mais également l'avantage
des contacts inter-individuelles et collectifs qu'ils pouvaient procurer,
ainsi que l'intérêt qu'ils pouvaient potentiellement représenter comme
supports de diffusion à distance permettant de "mordre" sur
de nouveaux publics. Les premières expériences d'artistes en France dans
ce domaine remontent déjà à une quinzaines d'années... 1982 Utilisation
du réseau de préfiguration Minitel de Vélizy (Fred Forest, Bourse de l'imaginaire,
Centre Georges Pompidou, Paris). 1984 Action télématique hybridant la
radio (Marc Denjean. Exposition : L'imaginaire technologique, commissaire
Mario-Costa, Museo del Sannio, Benevento, Italie.) 1987 Action télématique
hybridant des installations radio-astronomiques (Jean-Marc Philippe, Messages
aux extra-terrestres). 1989 Action télématique, 3615 Geotel (Fred Forest,
Zenaïde et Charlotte à l'assaut des médias, Musée des Beaux-Arts, Toulon).
La conception technique des réseaux, afin de répondre pleinement aux nécessités
de l'interactivité, doit se plier à de nouvelles "restructurations"
de la transmission pour passer d'une architecture "arborescente"
à une architecture "en pétales". Cette évolution technique induit
une véritable conversion "philosophique" et une reconversion
des mentalités, dont la mise en œuvre ne sera pas sans effets sur les
modèles et les valeurs qui constitueront les fondements de la civilisation
à venir. Il faut avoir toujours présent à l'esprit que les technologies
ne sont pas seulement des systèmes techniques et fonctionnels, mais qu'elles
constituent des facteurs puissants qui, non seulement nous permettent
une investigation nouvelle du monde, mais contribuent également à modifier
en retour nos propres structures psychologiques, notre imaginaire, et
nos façons de faire et de penser l'art. Le fait que l'ordinateur soit
une machine de feed-back ni neutre, ni passive, et qui rétroagit sur le
plan de l'imaginaire et la pensée de l'artiste, ouvre à ce dernier des
possibilités insoupçonnées. Le numérique a sa spécificité propre. Il modifie
fondamentalement le statut de l'image en même temps qu'il offre des possibilités
inédites pour des textes non linéaires, créant des espaces tout à la fois
réels et... immatériels. La manipulation et la production des images dans
la culture occidentale ont toujours été liées à la lumière. Tous les procédés
modernes et automatisés de la saisie d'image, comme la photographie, le
cinéma, la vidéo, ont fait intervenir la lumière comme facteur fondamental
de leur genèse. L'image numérique se dispense dans sa genèse à la fois
de l'optique et de la lumière. Elle se donne pour une nouvelle race d'icône
dont l'origine intrinsèque se fonde, se construit et se fabrique sur des
lois exclusivement mathématiques sur des concepts, des abstractions, des
algorithmes, sans référence aucune à une réalité tangible révélée par
le flux lumineux. L'image numérique ne se réfère pas à un modèle physique
préexistant. Le fait que nous intervenions sur l'image avec l'outil informatique
induit que cette intervention est une intervention sur les nombres avec
un langage de programmation, et non plus une intervention sur une réalité
physique quelconque ! La matrice numérique confère à ces images une condition
d'inaltérabilité qui en rend la conservation aisée, tout en ménageant
à chaque moment la possibilité de leur métamorphose du fait de leur nature
dialogique. En tout état de cause une image numérique, même la plus réaliste,
n'est jamais une "représentation" à proprement parler. Les images
numériques simulent aussi bien le réel... que l'imaginaire, donnant à
l'artiste cette possibilité sans précédent de créer sans contrainte des
mondes virtuels à l'aide d'images de synthèse. Les créations numériques,
comme toutes les créations utilisant les supports technologiques, ont
une présence particulière. Les outils informatiques utilisés n'appartiennent,
ni comme outils, ni comme matériaux, aux "objets" qui, durant
des siècles, ont constitué le corpus traditionnel dans lequel s'est traduit
et reconnu l'art. Dans ce domaine si neuf, nous sommes en difficulté pour
établir des repères car nous ne pouvons nous référer à aucune antériorité,
aucune tradition, aucun modèle... Nous sommes contraints de tout inventer,
sans bénéficier du recul de l'histoire et de la tradition... Si, dans
ce type de création l'artiste n'utilise qu'accessoirement son savoir-faire
manuel, il devra par contre nécessairement se faire assister par des développeurs
ou des programmeurs pour la partie technique. La notion d'auteur n'est
plus liée strictement à l'idée d'exécution. Si l'œuvre n'est pas la machine
elle-même où se trouve donc son substrat ? Serait-ce dans le dispositif
conçu ? Peut-être que celui-ci pourrait bien être à la fois de façon cumulative
et l'outil, et le média et... l'œuvre ! Voilà qu'arrive en force le multimédia,
un mot qui prête à confusion, un mot "sur-employé" dont nous
ne sommes pas toujours certains de ce qu'il signifie exactement. Son concept
risque pourtant à court terme de bouleverser les conditions de la création
artistique. Le multimédia est un nouvel outil qui permet de manière miraculeuse
l'intégration numérique du son, des textes, des images et des données.
Cette intégration s'avère être un élément déterminant pour la création,
l'invention de langages et d'écritures nouvelles. En effet, à partir du
moment où les systèmes d'exploitation du Macintosh (Mac-05), Next step
et même Windows à travers leurs extensions multimédias intègrent des objets
standard de types séquences sonores (sound), images numérisées (pictures,
bitmap) ou séquences vidéo (moviel), il devient alors possible de les
"manipuler" comme des objets informatiques standard, c'est-à-dire
d'effectuer des opérations de base essentielles à la pratique artistique
: "couper-copier-coller" sur des messages sonores ou vidéo,
aussi facilement que sur du texte. L'intégration matérielle et logicielle
offre aux créateurs l'émergence de véritables fonctionnalités multimédias
tout en garantissant l'évolution des outils. On imagine tout ce que la
communication "homme-machine" est susceptible d'apporter
à l'expression artistique dans un futur proche... Nos cinq sens constituent
autant de canaux de communication entre les êtres vivants. Dès lors que
l'on saura en numériser les stimuli, ce potentiel nous permettra de communiquer
dans les deux sens avec la machine. Si le goût et l'odorat semblent encore
difficilement exploitables aujourd'hui, l'ouïe et la vue peuvent déjà
être mises en œuvre sur des systèmes informatiques. Next step permet à
l'ordinateur de comprendre des ordres simples. On imagine sans peine l'utilisation
que les artistes pourraient en faire dans le cadre de "performances"
associant les outils technologiques. Les robots industriels peuvent "identifier"
les pièces dont ils se saisissent et les orienter en fonction d'une "visualisation"
initiale. L'on conçoit aisément tout le parti que les artistes pourraient
en tirer dans le cadre d'une pratique renouvelée du Land-art par exemple
dans une relation interactive avec le public alors que ce dernier participerait
à... distance aux "travaux" de l'artiste, en temps réel, grâce
à l'image télévisuelle. Un peu comme les scientifiques de la NASA explorent
un paysage martien en télécommandant la caméra d'un robot mobile, en direct,
depuis Houston. Quant au sens du toucher, des applications élémentaires
existent déjà dans différents domaines : écrans tactiles, écrans en braille
pour aveugles, avec en robotique possibilités de reconnaissance des formes,
mesures, examen de l'état de surface etc... Dès lors que seront numérisables
les "stimuli" liés à nos sens, ils deviendront synthétisables
et décodables. Ils pourront alors être associés aux pratiques artistiques
relevant des applications informatiques à un rythme que nous ne soupçonnons
pas. La diversification "sensible" et "sensorielle"
des applications informatiques va placer le récepteur (l'amateur d'art...)
dans des situations inédites, simulées, souvent très proches de données
réelles, mais ouvrant toutes grandes les portes d'un imaginaire sans limites.
Les artistes ne doivent pas ignorer les trois règles d'or qui régissent
la civilisation dans laquelle nous entrons : mobilité, universalité, connexité.
Les acteurs du monde qui naît sous nos yeux sont de plus en plus mobiles
et équipés pour évoluer : micro-nomades, radio-téléphones, antennes hertziennes,
permettent de se raccorder, de communiquer et d'interréagir avec n'importe
quelle source d'information, n'importe où et n'importe quand. Utiliser
des technologies revient toujours à se commuter sur un réseau où s'actualisent
et s'échangent des modes perceptifs et des savoir-faire. "Comme les
mots qui renvoient à d'autres mots à travers le réseau infini du langage,
chaque expérience technique singulière renvoie à l'ensemble de la technologie.
L'ordinateur est une machine à hybrider extrêmement efficace. Il a rendu
possible la plus extraordinaire des hybridations, celle du "soft"
et du "hard", du langage et de la machine, de la pensée symbolique
et de la pensée technique." L'art, en suivant l'évolution technologique
de notre société, s'engage dans des processus auxquels, aux référents
naturels, concrets et manipulables, se substituent d'autres référents,
dont la réalité se situe au-delà des données immédiates de notre expérience
perceptive. Il y a indéniablement dans les arts plastiques la mise en
place de nouvelles pratiques en opposition avec des démarches artistiques
traditionnelles. L'ensemble des composants formels d'une image n'est plus
la résultante de l'inclusion de formes dans un espace figuratif, donné
et immuable, mais une combinatoire potentielle donnant la possibilité
aux éléments d'interagir entre eux... notamment sous l'impulsion du "regardeur".
Regardeur qui devient un agent "actant" dans l'interactivité
offerte. La notion stricte de forme, au sens de "gestalt", fait
place à la notion de transformation. L'artiste s'intéresse plus désormais
à ce qui se passe entre les formes qu'aux formes elles-mêmes, à leur devenir
plus qu'à leurs états stables. "L'image" ne se tient plus "à
la place de son modèle", sur le plan de la représentation du tableau
perspectiviste ou de la photographie, ou sur le plan de présentation et
d'appropriation de l'espace figuratif post-perspectiviste; elle n'est
plus métaphore (transport de la forme du modèle en son image); elle est
"métamorphose", passage entre deux formes, qui ne sont ni des
origines ni des aboutissants." Les procédés de représentation traditionnels
utilisés par les artistes sont battus en brèche par l'image numérique.
Les systèmes de représentation fondés sur une conception de l'espace construit
sur une perspective linéaire à projection centrale où l'œil du regardeur
occupe le sommet de la pyramide visuelle deviennent obsolètes. Dans l'image
numérique, le "sujet" n'occupe plus la place centrale que lui
attribuaient les peintres perspectivistes de la "Renaissance".
L'image s'incarne dans une suite de fragmentations-mouvements offrant
une infinité de points de vue possibles. Dans notre technoculture, l'image
numérique est appelée à devenir par sa propre prégnance le modèle général
qui induira nos interprétations du monde et imprégnera nos sensibilités...
Ce monde, à l'égal de ceux qui l'ont précédé, ne vaudra que pour lui-même.
N'étant pas une technique "classique" de représentation, la
simulation informatique devient une nouvelle manière de lire et de décrypter
notre réalité. L'informatique qui s'empare actuellement des fonctions
de visualisation et crée des "mondes en soi", que l'on nomme
les espaces virtuels, bouleverse les règles du jeu et remet en cause une
certaine façon "traditionnelle" de penser l'art. Comme le précise
avec pertinence Jean-Louis Weissberg : "Nous manquons de mots pour
désigner cette situation où l'image n'est plus représentation, mais présentation
tout court, où elle n'est plus figurative, mais aussi fonctionnelle, où
elle se leste d'un coefficient de réalité retrouvant par de nouveaux chemins
son efficacité première." A l'ère classique de la représentation
succède l'ère de la simulation et du cyberespace. L'espace devient une
forme symbolique hybride. Il n'est plus une forme "donnée" a
priori, mais une forme symbolique, interagissant avec les autres formes
qui se conjuguent avec lui. Pour ce qui nous concerne ici, du point de
vue de la pratique et de l'intervention artistique, il faut souligner
que les équipements de réalité virtuelle tels que les Data Glove et Data
Suit, en fournissant des données en temps réel, peuvent servir comme commande
d'animation vidéo. Un individu quelconque peut endosser une combinaison
et exécuter une série de gestes et d'actions. L'ensemble de ces mouvements
peut ensuite être appliqué à tout autre individu, ou animal. Ce qui paraît
encore plus prometteur c'est la création de canaux de communication en "réalité virtuelle" qui permettent
de partager à distance avec nos semblables des mondes virtuels en décrochant
notre téléphone... Le développement de "communautés virtuelles"
en tant qu'espaces de création, mais aussi espaces d'interaction sociale
médiatisés par les technologies informatiques et les réseaux de communication, fournit l'opportunité d'étudier les mécanismes
par lesquels les groupes, les collectivités, génèrent et maintiennent
l'implication d'un nouveau terrain social, celui de la communautique.
Comment ces nouvelles communautés virtuelles se forment-elles et évoluent-elles
? En quoi les relations à l'intérieur de ces communautés diffèrent-elles
des relations dans l'espace réel ? Ou encore, jusqu'à quel point la dynamique
d'élaboration structurelle du groupe virtuel diffère-t-elle de celle de
communautés basées sur la coprésence physique ou lui est-elle similaire
? Dans les années à venir, nous allons assister à la montée fulgurante
de la communication à distance dans les groupes sociaux. Cette
forme de communication connaît un boom actuellement, tant dans les développements
du télé-travail que dans les messageries conviviales ou encore des télé-conférences
professionnelles. Les communautés d'artistes, "éclatées" et
"atomisées", souvent du fait de l'individualisme farouche de
leurs membres, peuvent trouver l'occasion avec le cyberespace de fonder
des "lieux" électroniques favorisant leur cohésion et fédérant
leurs énergies. Le phénomène d'Internet constitue en lui-même une situation
inédite qui s'impose comme catalyseur de changements culturels profonds.
S'agit-il là de ce phénomène célébrant notre entrée triomphale dans la
société de l"opulence communicationnelle", décrite par Abraham Moles
et Elisabeth Rohmer en 1986 dans leur ouvrage Théorie structurale de la
communication et société ? Il faut signaler le rôle
tout à fait remarquable que Moles, théoricien actif et innovant, a su
jouer toute sa vie comme interface entre le monde de l'art et celui des
sciences, s'intéressant tour à tour au Situationnisme, à l'Art Sociologique,
à la musique contemporaine et à la création sur ordinateur, et quelques
semaines avant sa disparition, à la pratique artistique "transgressive"
d'Orlan. Moles, de son vivant, comme beaucoup de pionniers, ne fut pas
reconnu à la mesure de son génie visionnaire. Ses épigones, qui omettent
trop souvent de citer leurs sources, ne peuvent cependant pas ignorer
qu'il écrivait déjà dès 1974 : "Le sens même de l'art est changé;
il doit être dans la vie, mais la vie est un emploi du temps. La permutation
définit un champ des possibles, en l'enserrant dans des règles arbitraires
qui constituent l"idée". L'artiste crée l'idée; l"œuvre"
sera réalisée désormais, soit par des "machines", soit par son
propre "consomma-teur"; elle alliera la préciosité de l'unique
et la prégnance du jeu." Abraham Moles, anticipait et posait déjà
la question de l'art et de sa création dans sa relation à la société technologique,
de son statut dans la production interactive. Il insistait sur les nouveaux
moyens que les ordinateurs mettent sous des formes différentes à la disposition
de l'artiste, symbiose étroite avec les machines. Au sujet du phénomène
d'appropriation des technologies par les artistes et, au-delà d'eux, par
les groupes sociaux, le "Minitel" a fait l'objet d'un constat
d'utilisation, dont il ressort que l"ingé-niosité technique"
ne saurait à elle seule anticiper et prévoir les usages qui seront faits
du système dans l'exploration de tous ses "possibles". Les cas
"historiques" du téléphone et du phonographe sont souvent cités
à l'appui de cette thèse. L'appropriation des nouveaux médias se fait
par un processus dialectique, d'une part, entre l'offre et la demande
à travers des processus complexes de médiation mettant en jeu les "représentations",
d'autre part, par des pratiques de détournement des systèmes pour répondre
à des besoins non satisfaits. Comme l'Esthétique de la Communication l'a
perçu, pratiqué et théorisé avec des artistes réunis autour des concepts
de téléprésence, de téléaction et d'ubiquité communicationnelle, une nouvelle ère s'ouvre pour le
domaine des arts, dans laquelle les "mythes dynamiques" de notre
époque ne demandent qu'à s'incarner dans des œuvres d'art. Ces mythes
ne constituent pas pour autant encore des utopies, mais des tendances
"fortes" qui impriment déjà leur sillon dans nos sociétés. N'en
était-il pas déjà ainsi du mythe d'Icare, aussi bien partagé par le poète,
le philosophe que le scientifique, qui voulaient s'associer pour créer
l"homme-qui-vole", du mythe du Golem pour la construction de
l'ordinateur, et de celui de Babel pour la standardisation des normes
permettant d'accéder à l'intelligence artificielle ? Et comme l'Esthétique
de la Communication l'a encore souligné, on peut constater que sous l'influence
des mass-media des mythes tels que la "télétransportation" (Star
Trek) sont amenés à induire la structuration de l'imaginaire collectif,
agissant comme un mythe populaire de l'affranchissement définitif pour
l'être humain de son rapport à l'espace-temps. Les espaces virtuels ne
font pas que structurer notre imaginaire, enrichir nos perceptions, induire
une nouvelle approche de l'espace ils sont appelés à fonctionner comme
des outils de médiation pour un nombre toujours plus grand d'activités
reliées à l'activité quotidienne, professionnelle et culturelle. Un mot
barbare est devenu en quelques mois familier de nos vocabulaires : celui
de cyberespace. Que recouvre-t-il ? Pour faire vite, on pourrait dire
qu'il s'agit de ce "lieu" et de ce "temps" intimement
confondus, créés par les réseaux de communication et les interconnexions entre ordinateurs, un "espace-temps"
qui con-stitue en soi un "nouveau" milieu dans lequel l'homme
contemporain se trouve immergé et dans lequel il développe d'autres pratiques
de vie, de rapports au monde, de relations avec ses semblables et avec
son environnement. En quelque sorte, ce "nouveau milieu" s'installe
dans le milieu originel de la biosphère avec lequel il s'articule comme
dans un jeu de poupées russes. On peut imaginer la création à l'infini
de milieux superposant en quelque sorte différents niveaux de réalité.
Il faut tout de même signaler, dans le cas du cyberespace, que c'est l'homme
lui-même qui est à l'origine de ce nouveau milieu "naturel-artificiel".
Les artistes-usagers se forgent un modèle mental du cyberespace tout en
expérimentant de nouvelles façons d'utiliser de nouveaux outils de création
pour créer d'autres "lieux" virtuels. La pratique du multimédia
interactif dans l'art n'en est qu'à ses débuts. Il faudra encore du temps
pour que nous puissions évaluer de façon significative ses apports aux
langages graphiques et aux modes et mécanismes de pensée en termes de
création. L'âge virtuel du cyberespace apparaît comme consécutif
à cette explosion des technologies qui ouvre des potentialités insoupçonnables
à l'imaginaire des hommes qu'il appartient aux artistes d'un "art
actuel" de mettre en forme. L'Homme, par la médiation de l'art, s'est
toujours appliqué à laisser sa trace dans la matière, pour marquer par
ce geste symbolique son identité dans cette mémoire qu'elle constitue.
Il l'a fait hier sur la paroi des cavernes, puis en utilisant différents
supportsÝ: la pierre, le marbre, le bois, la toile du peintre... Cette
trace s'inscrit toujours par rapport à un milieu donné dont elle constitue
aussi un témoignage, une mémoire. Les artistes sensibles aux mutations
que nous vivons, ceux qui sont engagés dans les formes spécifiques d'un
art actuel, savent que cette trace, ce geste symbolique, prend sens et
s'inscrit pour nous désormais dans la "matière" impalpable du
cyberespace. Avec les impressionnistes, l'atelier de l'artiste s'était
déplacé dans la nature, aujourd'hui il déménage dans... le cyberespace.
De nombreuses recherches artistiques existent dans l'espace généré par
l'ordinateur, et dans cet espace global constitué par l'ensemble des relations
créées par l'ensemble des ordinateurs et les divers moyens techniques
mis en œuvre par les télécommunications. Contrairement au "computer-art"
présenté souvent d'une manière traditionnelle dans les galeries d'art
pour son analogie visuelle avec les modèles plastiques antérieurs, le
"cybert-art", dépourvu de matérialité, a une existence "délocalisée"
et "diffuse" dans les réseaux de communication. En fait, l'action de l'artiste a pour
finalité, non pas tant de produire un "objet" artistique au
premier niveau, qu'un "événement" symbolique, dont la finalité
est d'attirer l'attention sur le média lui-même, d'indiquer et d'explorer
tout l'éventail de ses potentialités créatrices. Un rôle similaire a été
joué il y a une trentaine d'années par les pionniers du "vidéo-art"
lors de l'émergence de ce média sur la scène artistique. Nous pouvons
observer dans le cyberespace la naissance de véritables "communautés
artistiques virtuelles" qui constituent des "noyaux" à
partir desquels toutes les formes inédites d'expression sont appelées
à se développer. On peut aussi considérer, en élargissant la problématique,
que le détournement des réseaux en place, comme "Arpanet" aux
USA (créé initialement par des laboratoires militaires...), est à l'origine
de la "formidable" extension des "sociabilités souterraines"
à laquelle on assiste actuellement. Si cela se confirmait, les distinctions
traditionnelles et les clivages entre les univers sociaux et l'art sont
appelés à se voir révisés, ce qui laisserait entendre pour les artistes,
après la coupure opérée par l'art contemporain, une nouvelle insertion
sociale, et pour l'art la perspective d'une fonction lui redonnant un
sens symbolique communautaire. Hervé Fischer, Fondateur de la Cité des
Arts et des Nouvelles Technologies de Montréal et par ailleurs membre
du Collectif d'Art Sociologique (Hervé Fischer, Fred Forest, Jean-Paul
Thenot) dans les années 70, estime que la révolution numérique va consacrer
l'accès de l'art aux classes moyennes, marquant une réconciliation de
l'art avec la société après le triomphe d'une culture de type élitaire
illustrée par l'art contemporain officiel des vingt dernières années.
Dans le numéro d'automne 1995 de La vie des arts de Montréal, dédié aux
Nouvelles Technologies, Hervé Fischer écrit : "C'est un paradoxe,
aussi explicable que regrettable, que tant d'artistes, de critiques, d'intellectuels,
aient résisté à la révolution numérique, non pas en la critiquant après
l'avoir explorée, mais en se réfugiant dans le charme frileux du vieux
monde, de ses avant-gardes et post-avant-gardes archaïques. Peur de l'incon-nu,
critique pseudo-humaniste de la barbarie ou de la gadgeterie des nouvelles
technologies dans l'art, crainte de s'écarter du marché de l'art, de ses
galeries, de ses musées, de ses magazines d'art qui défendaient le marché
des Beaux-Arts, comme on vole au secours de son commerce menacé. Tout
cela s'explique aisément, mais que de batailles vaines contre des critiques
d'art et des marchands arrogants, contre des intellectuels snobs, contre
des fonctionnaires passéistes. C'est vrai, les artistes que nous défendions
abandonnaient le charme désuet des médias archaïques et choisissaient
de s'exprimer avec les nouvelles technologies qui sont désormais devenues
les outils étranges mais nécessaires à tout art contemporain". Dans
les communautés virtuelles en général, comme dans celles des artistes
qui se constituent dans la pratique des réseaux et du cyberespace, les
besoins et la culture du groupe, la "structure psychosociale"
des participants, déterminent les règles choisies, éventuellement l'esthétique
adoptée. Les besoins des participants, subjectifs, naturels, culturels,
plastiques et circonstanciels, hiérarchisés ou non, imposent finalement
des règles et des choix "socia-lisant" la technologie. Les communautés
de réseaux du cyberespace déterminent implicitement des règles et une
déontologie informelles qui respectent certains principes philosophiques
de fonctionnements : la réciprocité, la coopération, le respect des procédures
acceptées. Le système a un intérêt à promouvoir la participation de tous
parce que chacun y est partie prenante. En gommant les frontières entre
création artistique et innovation sociale, telle que s'esquisse aujourd'hui
la mutation technologique, on peut estimer que la "culture"
des "groupes virtuels" constitués dans le cyberespace ira en
se développant. Des solutions seront avancées par un groupe de personnes
pour régler des problèmes spécifiques auxquels elles ont à faire face
en commun. Un des problèmes à résoudre restera pour elles celui de la
manière de se représenter ces espaces virtuels : labyrinthes imaginaires,
immatériels, intangibles.... Un autre relève de la difficulté à faire
passer des "émotions" à travers des interfaces techniques qualifiées
d"inhumaines". Le défi que constituent ces deux problèmes au
niveau de leur traduction en modes de représentation graphique, iconique,
sonore et tactile, dans l'univers virtuel, reste encore entièrement à
surmonter. Le cyberespace correspond à la première interface "homme-machine"
en trois dimensions. "Les utilisateurs qui s'efforcent aujourd'hui
d'appréhender des objets traditionnels sur des écrans à deux dimensions
par l'intermédiaire de subterfuges comme les vues multiples, les ombrages
ou l'animation, n'auront aucune difficulté à comprendre, ni aucune hésitation
à adopter une technologie qui leur permette d'attraper un objet et de
le faire tourner pour en assimiler la forme, de voler comme Superman à
travers un objet de forme complexe, ou d'assembler des modules à l'aide
d'outils, et de voir immédiatement le résultat de leurs manipulations."
Ce qu'il faut retenir avec le cyberespace en dehors des applications auxquelles
il pourra donner lieu dans le domaine des jeux et du commerce électroniques,
c'est que plus que tout autre mécanisme inventé jusqu'ici, il modifiera
à un niveau fondamental la perception que nous avons de nous-mêmes et
du monde qui nous environne... Cette capacité d"habiter" d'autres
corps et de changer d'apparence nous conduira, à travers des ruptures
psychologiques successives, à remettre en question le support de notre
propre corps, et par conséquent notre propre identité... Marvin Minsky
a été l'un des premiers à attirer notre attention sur l'usage du visiocasque,
couplé aux images de synthèse, non seulement pour permettre de contrôler
directement des robots par les facultés perceptives et cognitives de l'homme,
mais comment alors l'utilisateur fait l'expérience d'un état de conscience
d'un genre particulier, avec la sensation d'être présent en dehors de
son corps. On saisit combien de telles perspectives ne sont pas (ne peuvent
pas être...) à moyen terme, sans conséquences fondamentales sur le devenir
de l'art, ses concepts et ses pratiques. Il est certain (c'est le reproche
que l'on entend formuler le plus communément, avec un soupçon d'inquiétude...)
que les applications des réalités virtuelles tendent à "déréaliser"
le rapport du corps avec son environnement "naturel", et à "fausser"
les relations entre les êtres appelés désormais à se rencontrer et à communiquer
dans des milieux d"artifices". Le virtuel ferait courir les
risques d'une dérive et d'une perte de ce qui appartient au patrimoine
des représentations ancestrales de l'être humain... A de telles objections,
il est aisé de répliquer qu'au contraire, avec des capteurs et des systèmes
interactifs comme interfaces, on ne peut que multiplier et enrichir les
capacités cénesthésiques du corps humain et, par voie de conséquence,
nos représentations et leur imaginaire. Les critiques qui ont pris naissance
à l'encontre de l'usage des nouvelles technologies, notamment dans la
pratique artistique, se sont cristallisées sur le fait que l'artiste puisse
abandonner une partie de ses prérogatives à la machine... que la fonction
de l'artiste puisse ainsi se laisser réduire aux impératifs d'un programme
élaboré par des informaticiens. Dans son ouvrage Lettre, Image, Ordinateur,
Françoise Holtz-Bonneau aborde la question et relativise la menace : "Il
serait en effet dommage que l'artiste se déchargeât de toute tâche
exploratoire sur les concepteurs de logiciels. En revanche, si un dialogue
véritable peut s'engager entre un artiste technologiquement curieux et
un informaticien soucieux de mettre ses compétences au service de la recherche
artistique, il peut résulter une synergie fructueuse.". On peut rassurer
tous ceux qui, au titre de la pratique artistique, manifestent encore
des blocages et des préjugés sur ces nouveaux outils, en leur faisant
remarquer que chacun d'entre nous peut conduire une automobile aujourd'hui,
en ignorant tout de la mécanique et du moteur à explosion. Il est possible
de la même façon de pianoter sur un clavier d'ordinateur sans avoir aucune
notion informatique. Et demain, dans l'amélioration constante du rapport
de la relation homme-machine, il ne sera même plus nécessaire de pianoter,
on se contentera de parler à la machine, comme on parle à son boulanger
ou à sa concierge (en Bretagne, des cabines téléphoniques publiques, expérimentales,
implantées par France-Télécom, permettent de demander son correspondant,
vocalement, sans avoir recours à un clavier numérique). Pendant très longtemps,
la communication artistique (la communication tout court) a opéré principalement par
le message linguistique et iconique de ses symboles, matérialisés par
la voix, l'écriture, la peinture, la sculpture, ou tout autre moyen de
reproduction comme l'imprimerie, la photographie. Avec la vidéo et la
TV, c'est déjà un changement fondamental qui s'est produit, et dont l'art
s'est très peu préoccupé en réalité, comme s'il s'était cantonné dans
une position de "résistance" qui l'aurait conduit à sauvegarder
les formes académiques et officielles qui sont encore les siennes aujourd'hui.
"C'est aujourd'hui la PBP (Petite Bourgeoisie Planétaire, concept
forgé par Jacques Henric) qui croit naïvement ne pas répéter la ridicule
erreur commise par ses ancêtres devant le Manet parce qu'elle visite la
FIAC et renouvelle chaque année son laissez-passer pour Beaubourg. Elle
croit former une élite éclairée quand elle ne consomme que des ersatz.
Ersatz que la plus grande partie du milieu de l'art s'emploie désormais
à lui fabriquer. Le mécanisme classique du marché, multiplier les sous-produits
pour ne jamais cesser de s'étendre, entraîne aujourd'hui dans son engrenage
d'autres activités professionnelles. Des responsables d'institutions publiques
et privées, des critiques d'art, parce qu'ils sont plus nombreux et qu'ils
agissent dans un champ en expansion, se trouvent pareillement soumis à
la concurrence. Ils ont tout simplement à justifier d"être là".
De plus, à la différence des marchands, ce personnel culturel proliférant
jouit d'impunité alors que les spéculateurs peuvent être, comme on est
en train de le vérifier, rappelés à la réalité d'une déflation des cours.
Ce ne sont plus les idées neuves qui prévalent mais les idées conservatrices.
En particulier les idées conservatrices d'anciennes idées neuves. Comme
le milieu de l'art a aussi peu de discernement en ce qui concerne l'écrit
qu'en ce qui concerne les œuvres plastiques, la majeure partie des textes
publiés n'offrent qu'un niveau de réflexion très banal, quand ils ne sont
plus que des amalgames de concepts empruntés, ici et là, et compris de
manière approximative". Nous voudrions insister, encore une fois,
sur le fait qu'avec le support cathodique, la représentation devient flux
de transmission sur (et dans) l'ensemble de l'espace, celui du... cyberespace.
L'amateur d'art ne se trouve plus en situation de "réactiver"
des formes stables, il est entraîné dans un mouvement de "messages-images"
continu. La spatialisation polymorphe des images, leur communication iconique dans son flot ininterrompu font
de l'écran vidéo et informatique, à la fois le "lieu" et l"objet"
du message. La médiation électronique ne reproduit pas à la manière d'autres
supports traditionnels, elle suscite un effet d"illusion-réalité".
Il faut militer pour l'instauration immédiate d'un art actuel qui adopte
l'esprit et les outils de notre temps qui tourne la page, sans nostalgie
aucune, laissant à l'histoire le soin de juger de la valeur de ce qu'aura
été "feu" l'art contemporain, qui investisse l'espace des espaces
: celui du cyberespace !
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