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3 - Art et Ethique, le rôle de l'artiste, ses potentialités
d'action au seuil du troisième millénaire, du spirituel dans l'art
L'art, tel que nous le concevons et comme l'ont aussi conçu beaucoup d'autres
hier, ne saurait s'imaginer sans responsabilité éthique.
Selon le penseur Francisco J. Varela, l'éthique de l'action humaine se
rapproche plus de la "sagesse" que de la raison. Ce "repositionnement"
amène Varela à examiner davantage le rôle de la spontanéité dans la vie
cognitive à tous les niveaux, les plus élémentaires de notre perception
comme les plus complexes de nos rapports sociaux. Il s'agit de mieux comprendre
ce qu'est être "bon" plutôt que d'avoir un jugement correct
dans des situations particulières. Ce déplacement de la vision rationaliste
de l"agir" trouve une résonance dans le champ éthique avec la
philosophie pragmatiste et les traditions de la sagesse. En quelque sorte,
Varela, en s'appuyant sur la pensée bouddhiste, propose avec les dernières
avancées des sciences cognitives un "savoir" pour l'éthique.
Celui-ci selon lui se fonde sur la prise de connaissance progressive de
la virtualité du moi. Cette façon d'envisager une évolution de la pensée
et de la conscience chez les hommes devrait s'accorder avec l'approche
intuitive du monde que les artistes ont toujours privilégiée.
Devant les scandales touchant au politique, à la justice ou à l'art, devant
les bavures de l'information, telles qu'elles ont pu se manifester lors
de la guerre du Golfe ou à l'occasion de l'affaire du "charnier"
de Timisoara, il ne faut pas voir uniquement l'incompétence des journalistes,
des juges et des...critiques d'art, ou la seule volonté de manipulation
des politiques. Il faut aussi prendre en compte la crise morale qui frappe
en son cœur notre société, survenant de concert avec la crise économique
qui sévit. Plus que jamais la citation de Blaise Pascal : "Travailler
à bien penser, voilà la source de la morale" s'impose dans un monde
qui cherche à refonder ses valeurs et à donner à l'éthique un sens collectif
et social. Mais il faut aussi tenir compte de l'évolution constante des
"machines à communiquer" et de la sophistication toujours plus
grande des systèmes d'informatisation et de communication qui tendent à introduire des facteurs
spécifiques de distorsion. L'homme est certes encore toujours ce qu'il
a été... avec ses travers et ses qualités, mais son environnement et ses
moyens changent. Ici, le système financier planétaire s'emballe soudain
d'une façon incontrôlée, et survient alors le krach de la Bourse. Là,
les machines "décident" et... résultat pour le moins paradoxal
: la chasse américaine abat ses propres hélicoptères aux frontières de
l'Irak en avril 1994. Mais quand la télévision dérape et nous mystifie
au quotidien, quand la même télévision met en scène la misère, le scandale
ou la turpitude sans susciter nos réactions, le moment est venu de nous
interroger à la fois sur les risques d'une société médiatisée à outrance
et sur le "devoir" des citoyens et des artistes dans un tel
contexte. S'il y a bien là un devoir des artistes, c'est qu'ils apparaissent
depuis toujours comme les dépositaires privilégiés d'une part de la "conscience"
du monde et comme les gardiens de ses valeurs fondamentales.
Les artistes doivent s'attacher, alors que les règles ne sont pas encore
fixées, à fonder une nouvelle utopie pour l'homme. Il est tout à fait
patent qu'Internet en est l'outil providentiel. Nous devons refuser que
ce média devienne ce lieu marchand de consommation passive que sont devenus
par la force des choses les autres médias de plus en plus soumis à la
seule logique industrielle. Internet doit se développer en priorité absolue
comme un instrument de rencontre, d'échange, de concertation et d'entr-aide,
un lieu de création, de culture, de formation, et de connaissance. Il
joue déjà ces rôles mais nous devons rester vigilants pour en préserver
les fonctions qui sont vitales pour l'évolution de l'humanité future,
assurant une meilleure condition à l'individu, tant du point de vue matériel
que moral. Certes, Internet est encore un lieu en gestation et les artistes
sont invités à jeter toute leur force et tout leur idéal dans une situation
où les enjeux se définissent chaque jour un peu plus, sont porteurs d'espoir
mais peuvent être aussi lourds de menaces. C'est dans le creuset d'Internet
que peut prendre naissance et se fonder une conscience planétaire qui
fera de nous des citoyens du monde à part entière, et cela parce que la
masse de l'humanité et sa diversité même y sont plus directement perceptibles.
La Toile d'Internet apparaît comme un écran géant sur lequel va se catalyser
et s'appréhender la condition de l'homme, un champ de communication électronique dans lequel deviennent soudain
lisibles les interactions sociales, tout simplement parce que la liberté
d'expression y est encore plus grande et plus effective.
Les artistes, par la position privilégiée qu'ils occupent dans la société,
ont la responsabilité d'oeuvrer et de pousser à cette prise de conscience.
Après la roue, après l'imprimerie, qui ont favorisé la diffusion des idées,
et plus tard l'avènement des démocraties, Internet peut avoir aujourd'hui
un impact majeur sur l'évolution des conditions propres au destin de l'espèce
humaine. Comme les pouvoirs d'hier ont cherché à contrôler la circulation
des idées et leur diffusion après l'invention de l'imprimerie, les pouvoirs
les plus avisés d'aujourd'hui feront de même avec Internet.
Un nouvel état d'esprit s'instaure déjà sur le Net. Des modalités inédites
d'échanges se développent et mettent en place entre les individus d'autres
types de relations. Des ressources libres et non commerciales sont mises
à la disposition des internautes par d'autres internautes dans une chaîne
de solidarité. A travers Internet, des milliers de volontaires collaborent
à des causes caritatives, d'un continent à l'autre. Un informaticien de
génie d'origine nordique développeur d'un système de navigation susceptible
de concurrencer Microsoft le met à la disposition gracieuse des internautes.
Il décide que le système Linux sera un système ouvert dans lequel les
sources resteront accessibles et modifiables pour qui le veut. Résultat
: des centaines et des centaines d'informaticiens internautes s'emploient
à l'améliorer au-jourd'hui pour offrir ce précieux outil aux usagers du
réseau.
Certains signes laissent espèrer que puisse se développer par la pratique
du réseau une solidarité et un état d'esprit qui soit en rupture avec
une logique purement commerciale. Les artistes comme tous les citoyens
doivent se fédérer à travers la Toile pour maintenir et infléchir leurs
pratiques et leur utilisation à l'abri des dérives mercantiles, voire
des pouvoirs politiques. Il existe déjà de fait sur la Toile une forte
tradition d'esprit libertaire et les bases, dans cette liberté d'une auto-régulation
naturelle et responsable.
L'accélération des systèmes d'informations et de leurs cycles crée une
situation inédite dans laquelle la société est aujourd'hui à la merci
d'incidents de toutes sortes, aussi foudroyants qu'imprévisibles. Mike
qui porte un nom d'emprunt, (par ailleurs paradoxalement salarié d'un
grand groupe de communication aux USA...) est en même temps un des"hackers"
les plus en vue participant à leur dernier congrès (les hackers ont aussi
leur propre congrès...) qui s'est tenu à Las Vegas en 1997, déclare sans
ambages :
"Je ne peux pas en révélant mon identite expliquer pourquoi j'ai
de vrais problèmes avec l'architecture actuelle du réseau Internet car
ça pourrait coûter des millions de dollars à la société qui m'emploie.
Mais d'un autre côté je sais qu'on frise de grosses catastrophes qui seront
l'équivalent des marées noires, et les conglomérats ne font rien. C'est
frustrant. En vrai "hacker", j'ai une responsabilité, je ne
peux pas me taire...".
Ces incidents peuvent avoir pour conséquences aussi bien des accidents
d'ordre "fonctionnel" que des flambées incontrôlées dans le
corps social. A terme, si ce n'est déjà en marche, il est facile d'imaginer
que des groupes ou des segments d'activité seront confrontés à l"intolérable"
et que, par voie de conséquence, les uns ou les autres, au nom de la survie,
iront jusqu'à commettre l'irréparable. Dans le domaine des entreprises,
les organisations syndicales ont perdu leur représentativité traditionnelle,
"débor-dées" par des organisations dites "autonomes",
pur produit des circonstances. De toute évidence, les organisations syndicales
ne sont plus en mesure de canaliser les mouvements de revendication, et
moins encore de faire entendre la voix de l'intérêt commun. Le triomphe
de la TV comme média dominant accélère ce risque par une utilisation qui
donne priorité au spectacle, au superficiel, à l'émotion, quand ce n'est
pas à la vulgarité pure et simple. La facilité l'emporte sur la volonté
de "savoir" et de "responsabilité", comme je le faisais
remarquer à Edgar Morin au cours d'un colloque à Strasbourg, alors qu'il
déplorait dans sa communication les "faiblesses" de nos institutions
du point de vue de l'éthique :
"Nous méritons les institutions que nous avons ! Il y va de notre
propre responsabilité dans cette situation. Si nous nous contentons de
dénoncer mollement ces travers entre nous dans nos colloques sans jamais
agir, nous sommes tous des responsables irresponsables....".
C'est aux citoyens et aux artistes de faire les premiers le ménage chez
eux. Si le citoyen n'est pas satisfait de son sort, qu'il commence par
l'exprimer à l'aide de son bulletin de vote. Si l'artiste n'est pas satisfait
des institutions culturelles, qu'il commence par les interpeller pour
les placer devant leurs responsabilités. Nous devons refuser d'accepter
comme une fatalité les fausses légitimités, les féodalités, les groupes
d'influence qui s'opposent à tout changement et maintiennent, notamment
dans l'art, leurs pouvoirs abusifs sur des appareils qui appartiennent
à la collectivité. Toute perspective de changement est naturellement vécue
par les détenteurs de ces pouvoirs comme une atteinte directe à leurs
prérogatives et un désagrément intolérable pour leur confort moral et
matériel. La crise économique qui s'éternise et les bouleversements qui
se préparent rendent nerveux les porte-parole de l'art contemporain officiel.
On les voie sortir un à un de leur réserve pour tenter de répondre aux
critiques qui se font jour et se développent de manière inexorable contre
le système en place. Les explications tournent vite au vinaigre et se
muent rapidement en invectives, voire en insultes, si l'on en juge par
les noms d'oiseaux qui s'échangent dans la polémique en cours.
Mais avant d'avoir le projet de "changer" le monde, comme nous
l'évoquions (en utilisant comme leviers les ressources de la communication moderne) les artistes doivent commencer
par procéder à un examen de conscience approfondi de leurs propres comportesment
et de leur propre milieu. Contribuer à une réflexion qui leur permette
de déterminer les repères à partir desquels s'établissent leurs responsabilités,
comme individus, comme artistes, comme citoyens de la Planète terre. (Pourquoi
pas les Etats Généraux de l'art et des artistes sur Internet au seuil
du XXI éme siècle, voire même le déclenchement d'une grève illimitée du...
symbolique par ces derniers ?). Il faut que soit tournée résolument et
définitivement la page d'un art contemporain "officiel" incapable
de répondre à nos attentes. Nous devons nous engager d'une façon "responsable"
dans une voie nouvelle pour fonder les nouvelles valeurs d'un art actuel...
Notre constat est sans appel : le système de l'art contemporain est miné
de l'intérieur. Le ver est dans le fruit. C'est la société tout entière
qui vacille à la recherche du sens perdu. Il ne se passe pas un jour sans
qu'un scandale n'éclate, éclaboussant le monde de l'art, de la politique,
des affaires ou celui du show-biz. Les journalistes professionnels sont
coincés d'un côté entre les exigences de leur déontologie, de l'autre
leurs employeurs, leurs... commanditaires et les annonceurs de leurs supports
(là encore nous ne parlons que de ce que nous connaissons parfaitement
pour avoir travaillé nous-mêmes jadis dans un quotidien national, et été
congédié à la suite d'un dessin mettant en cause un annonceur du dit journal...
Les responsables des rubriques d'art, que ce soit dans la presse quotidienne
ou dans les revues spécialisées, devraient manifester plus de curiosité
à l'égard des dysfonctionnements du système de l'art contemporain. Nous
aimerions qu'ils aient plus de pugnacité pour s'informer sur quelques
sujets chauds qui intéressent le lecteur au premier chef. Cherchez donc
un peu à connaître quels sont les artistes vivants privilégiés à qui l'Etat
achète, à répétition, des œuvres, et à quels prix ces œuvres sont acquises
! Le manque de transparence est total, la complaisance généralisée, la
malversation courante. Ce ne sont pas seulement les fonctionnements administratifs
de la culture qui sont mis en cause en France dans ces pratiques ambiguës,
mais les rouages de l'Etat à tous les niveaux qui couvrent de fait par
leurs décisions tout ce qui facilite l'opacité et le "laisser-faire".
Ce n'est pas un hasard si trois cents magistrats, avocats et intellectuels
lancent un appel pressant au président de la République Jacques Chirac
et au premier Ministre Lionel Jospin en appelant au respect de la "vie
civique" et à l'amélioration de la vie démocratique en France, en
juillet 1997. Les signataires proposent notamment de rendre la circulation
de l'argent public plus transparente.
Les instigateurs de ce mouvement d'opinion délaissent la langue de bois
et déclarent, haut et fort, leur regret profond en constatant "la
dégradation de la vie publique". Ils persistent et signent en rajoutant
sans états d'âme :
"Nous respectons trop la fonction publique pour la laisser s'abîmer
dans les méandres des affaires. Nous respectons trop la justice pour la
voir chargée de résoudre des questions qui relèvent de la fonction politique."
Cet appel renforce le sentiment que tout va à vau-l'eau dans notre beau
pays de France. Une telle opinion n'est nullement éxagérée. Dans le domaine
de l'art, qui est notre champ d'action et de réflexion privilégié, elle
est illustrée d'une façon exemplaire par une action que j'ai moi-même
initiée et instruite. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il s'agit
du refus du Musée National d'Art Moderne/Centre Georges Pompidou (MNAM)
de communiquer le prix des œuvres dont il fait l'acquisition. Refus qui
est en contradiction flagrante avec le principe de la loi de 1978 sur
la transparence de la comptabilité publique. Il suffit pour s'en convaincre
de se référer aux conclusions du Commissaire du gouvernement devant le
Conseil d'Etat et aux décisions de ce dernier le 15 janvier 1997 estimant
que le "secret commercial et industriel" justifie ce refus de
transparence. Pour le citoyen de base que nous sommes, la tradition d'une
prétendue "indépendance" du Conseil d'Etat est sérieusement
battue en brèche par cette décision. Il est vrai que tout le monde sait
que la publication de la liste des achats et leur montant, depuis la création
de Beaubourg, constituerait de la dynamite en barre. Les noms des bénéficiaires
qui reviennent et les prix ahurissants consentis ouvriraient une crise
et un scandale que personne n'a intérêt à voir se déclencher. Nous pensions
pour notre part (un peu naïvement peut-être...) que la vocation première
d'un musée était de mettre à la disposition du citoyen des biens culturels
et non d'être impliqué activement dans des opérations de spéculation sur
le marché. Nous nous sommes trompés. Aussi paradoxal que cela puisse paraître,
le citoyen français n'a pas le droit de connaître le montant des acquisitions
faites en son nom et avec les deniers publics par les musées français...("Affaire
Forest contre le Centre Georges Pompidou").
Cette affaire a inspiré ce commentaire à chaud du critique Pierre Restany
dont nous signalions un peu plus haut le "parler vrai" et la
totale indépendance d'esprit :
"Toute l'opération de Forest débouche sur un phénomène aigu de conscience
en démontrant que, dans notre démocratie, la transparence ne joue pas
lorsque l'information a trait aux achats de l'Etat, et d'autre part que
le Conseil d'Etat entérine cette situation de fait, comme si elle allait
de soi... Fred Forest s'est comporté en citoyen éminemment responsable,
et ardent défenseur de l'exercice de la liberté individuelle."
Nous demandons donc aux journalistes de faire leur travail de journalistes,
de ne pas se contenter de la routine du métier, de ne se presser autour
du buffet des vernissages que lorsque tout aura été dit sur ces "affaires"
de l'art, de la première à la dernière ligne. Nous leur demandons de faire
preuve d'un minimum de curiosité en toutes circonstances, de nous parler
du fond des choses et pas seulement de la surface, quand ce n'est pas
du sexe des anges. De varier quelque peu les choix et les noms d'artistes
autour desquels tournent invariablement à longueur d'années leurs compte-rendus
d'expositions. Compte-rendus qui neuf fois sur dix ne concernent que les
quelques galeries parisiennes qui ont pignon sur rue et sont en position
de leader sur le marché. Galeries qui tiennent le haut du pavé en matière
d'art contemporain, font la pluie et le beau temps, font et défont les
renommées, apparaissent comme les interlocuteurs privilégiés et souvent
exclusifs des commissions d'achat, et essentiellement les bénéficiaires...
Nous prions les journalistes de demander à consulter les listes d'achat
et les montants de ces achats, puis de nous en rendre compte scrupuleusement
sans omettre un centime, puisque c'est là leur fonction ! Par amour de
l'art, et notre édification personnelle, nous désirons connaître les artistes
dont les œuvres sont acquises régulièrement par les FRAC (Fonds Régionaux
d'Art Contemporain), le CNAC (Centre National d'Art Contemporain), le
MNAM (Musée d'Art Contemporain). Le public toujours pudiquement tenu à
l'écart de cette Ý"cuisine"Ý est avide de savoir, car en dernier
ressort, il s'avère que c'est toujours lui le cochon payant... Les journalistes
doivent se donner la peine, surtout, de s'informer sur les liens de ces
artistes bénis par les dieux et les fonctionnaires... du ministère de
la Culture, avec telle ou telle galerie influente... De se montrer un
peu plus curieux sur le rôle de tel ou tel personnage d'influence, particulièrement
discret, que l'on croise quelque fois dans les allées du pouvoir. Personnage
au-dessus de tout soupçon, au même titre que peut l'être un président
de Conseil Constitutionnel, gardien des lois, collectionneur avisé de
surcroît à ses heures de loisirs, et dont l'honorabilité, sans tache,
auréolée de respectabilité, flotte au firmament de l'art dans une atmosphère
de pure délectation esthétique. Merci à ces journalistes, s'ils existent,
de bien vouloir nous informer et faire leur travail de journalistes, en
dehors des pressions, des compromissions et des copinages, qu'entretient
la routine de devoir gagner sa vie en tartinant chaque semaine un article
sur la galerie Lambert, Templon ou Durand-Dessert ! Et de recommencer,
exactement le même article dans un ordre différent, la semaine suivante,
en s'arrangeant cette fois pour mentionner (afin de préserver les apparences...)
un obscur centre culturel de province, qui de surcroît a eu la bonne idée
de proposer de prendre à sa charge... les frais de séjours et de transports.
(Ce qui coûtera toujours cela en moins à la direction du journal...) Merci
à ces journalistes, et si d'aventure ils n'existent pas (ce qui serait
au demeurant fort décevant et que nous nous refusons obstinément de croire
!), que ceux qui restent rejoignent alors au plus vite, au rang par deux,
leur compagnie d'origine, le bataillon des sans-grades et des regrets
perdus, où on est toujours prêts à servir la soupe à qui donne le meilleur
pourboire. A l'opposé du détestable climat qui règne dans les allées de
l'art officiel, il en va autrement dans des secteurs où la pensée symbolique
retrouve une dynamique d'émergence, notamment pour tout ce qui relève
d'une "contre-culture" issue des nouvelles technologies. Des
énergies se mobilisent sur ce terrain encore vierge, tandis que souffle
un air neuf et revigorant d'idéalisme pragmatique. Dans le désintéressement
le plus total, s'instaurent des pratiques collaboratives fondées sur la
règle d'appartenance au réseau. Loin de vouloir ériger le modèle "hacker"
en un modèle emblématique, qui serait irréprochable, nous voudrions simplement
dire ici comment ce phénomène cristallise en soi une idéologie de partage
et de solidarité contre les atteintes aux valeurs libertaires, comment
il constitue un groupe de pression à la fois informel et organisé dont
la "morale" vise à répondre, coup pour coup, par tous les moyens
technologiques et informationnels disponibles, aux abus des pouvoirs.
Des pouvoirs quels qui soient qui prétendent imposer arbitrairement leurs
lois, ne serait-ce que par leur puissance industrielle et économique.
C'est d'ailleurs dans les rangs des premiers "hackers" que ce
sont engagés très tôt un grand nombre d'artistes qui, même s'ils connaissaient
une certaine marginalisation par rapport au système commercial et dominant
de l'art contemporain, n'en poursuivaient pas moins dans ce cadre leurs
recherches et leur contribution à l'art numérique.
Il y a longtemps aux Etats-Unis que les rebelles sont branchés sur la
technologie. A la fin des années 60, les premiers pirates électroniques
s'appelaient les "phreaks". Ils portaient des cheveux longs
et des jeans crasseux. Leur plus grand talent était de pirater le réseau
téléphonique pour téléphoner gratis à leur voisin du dessus, en empruntant
des circuits qui faisaient... trois fois le tour de la terre. L'évolution
aidant, mais avec la même persévérance et la même inventivité, ils se
sont mis à pirater les ordinateurs et les banques de données du Pentagone
ou indifféremment celles du Kremlin. Il est évident qu'avec les ordinateurs
le pirate devient plus directement "politique" et "gênant"
qu'en écrivant un essai publié aux éditions Pingouin, chez Gallimard ou
encore dans la revue Krisis...
Kid Thalidomide et Saint-Vits, "crackers" de Minneapolis, appartiennent
à une nouvelle génération plus "hard". Leur passion vire au
vandalisme pur et simple. Ils n'ont qu'un objectif en tête : entrer dans
le système informatique par effraction pour essaimer le virus, tout déglinguer
et, éventuellement, vider votre compte en banque ! Leurs armes sont le
portable 5X64 et son modem. "On nous traite comme des machines, dit
Kid, les machines sont devenues nos amis." Ce qui n'est tout de même
pas à nos yeux, il faut s'empresser de le dire pour éviter tout malentendu,
une justification suffisante.
Il est hors de propos de conseiller aux artistes de s'en remettre à une
philosophie aussi simpliste, ou de recourir à des formes aussi violentes
pour faire valoir leur point de vue, même si c'est au demeurant pour une
cause juste, un état de légitime défense, pour répondre en quelque sorte
au "terrorisme" des idées pratiqué par l'idéologie dominante.
Depuis vingt ans, l'art contemporain aux mains d'opérateurs marchands
et d'institutionnels complaisants n'a eu de cesse de pratiquer une manipulation
des modèles et des valeurs. Ce sont l'intelligence et une attitude pragmatique
qui doivent prévaloir en réponse à cette situation de fait Nous sommes
encore des gens civilisés. Bien sûr, la patience a toujours ses limites
mais nous en avons toujours eu beaucoup. Le temps désormais travaille
pour nous. Nous croyons à la responsabilité individuelle et collective
comme valeur fondamentale pour le troisième millénaire... Force nous est
donnée d'admettre cependant qu'existent en germe chez les "hackers"
les éléments constitutifs d'une culture qui, certes, nous "décoiffe"
quelque peu, mais qui a le grand mérite, au moins, de nous faire toucher
du doigt les problèmes de rapports de force que nos sociétés n'ont jamais
su régler qu'au détriment des libertés individuelles. D'ailleurs, la contre-culture
électronique s'affirme comme délibérement optimiste. Elle ne croit pas
tant à une apocalypse, telle que nous la promettent, chaque saison littéraire,
nos intellectuels de la vieille Europe, adeptes de Gutenberg, qu'à une
prise de conscience des jeunes générations susceptibles de "reconfigurer"
nos schémas mentaux. Il est évident que la "cyberculture" agite
les idées les plus roboratives d'aujourd'hui. La contre-culture "high-tech",
"hackers" et "crackers" toutes tendances confondues,
abrite les débats les plus sensibles et les plus pertinents du moment,
à savoir les rapports fluctuants et ambigus entre technologie, pouvoir,
liberté, évolution du corps humain, bioéthique, sciences de la cognition
etc...
Dans les mutations en cours, ce sont les problèmes éthiques qui sont appelés
à occuper le devant de la scène. S'ouvre devant nous une société où l'image
créée par l'ordinateur prend de plus en plus le pas sur l'image réelle.
Cette évolution, à différents titres, est lourde de conséquences. Il va
nous être impossible à un moment donné d'établir la distinction entre
ce qui est le "vrai" et ce qui est le "faux".
Des mondes parallèles sont susceptibles de se superposer à l'infini dans
lesquels nos propres représentations pourront être virtualisées. Nos gestes
pourront être reconstitués synthétiquement dans n'importe quel lieu, nos
bouches énonceront des paroles que nous n'avons jamais prononcées. Ces
possibilités techniques actuellement réalisables ne pourront que se perfectionner
dans le futur, posant le problème éthique de la légitimité de la représentation
humaine... à partir d'équations mathématiques. Une société se profile
avec sa culture électronique à l'horizon 2000, faisant courir, certes,
des risques de confusion des images et de manipulations des informations,
mais où s'entrevoient aussi les fantastiques possibilités pour les créateurs
de donner forme, consistance et sens aux univers imaginaires les plus
inattendus.
Chaque époque a ses moyens, chaque temps son propre imaginaire. Restons
attentifs, comme artistes, à contribuer à l'invention du nôtre, et non
pas à répéter celui de nos ancêtres. Notre problème, comme individu, comme
artiste, c'est qu'il n'existe encore aucune pédagogie susceptible de nous
aider à interpréter le monde que nous allons devoir affronter. Toute une
vision antérieure du monde devient obsolète. Nous devons nous préparer
à vivre dans le domaine de l'information le choc que nous avons vécu avec
la révolution de l'énergie. Le pétrole d'aujourd'hui ce sont le silicium,
les transistors et les puces électroniques. Nous devons nous préparer
à vivre dans des espaces virtuels de la même façon que nous avons dû apprendre
à nous déplacer dans l'espace réel, d'abord dans un parc, quand nous étions
tout jeune enfant, puis entre notre école et la maison de nos parents,
enfin dans une ville, sur le réseau routier...
Nous sommes confrontés à l'apprentissage des réseaux et des espaces virtuels
car nous changeons tout simplement d'environnement et, ce faisant, ce
sont les modèles et leurs configurations qui changent dans nos têtes.
C'est l'art aussi par voie de conséquence qui va subir des mutations.
En abordant le dernier chapitre de cet ouvrage, le plus important à nos
yeux, il importe d'être le plus clair possible sur le sens que nous attribuons
à quelques concepts fondamentaux, dont l'interprétation peut faire l'objet
de quelques distorsions, selon les convictions personnelles, la culture
ou le système de valeur de chaque individu. Il s'agit de trouver dans
une première étape un consensus minimum sur la portée, le sens et la fonction
de l'art, le rôle des artistes dans notre société.
C'est aux artistes de décider de ce qu'est la "chose" art en
commençant déjà par le faire, cet art ! Le rôle que nous attribuons à
l'artiste dans la société qui s'annonce redonne à l'art un sens "plein"
qui fonde sa raison d'être en relation avec le contexte. C'est ce contexte
même qui induit un déplacement sensible de l'esthétique vers l'éthique.
L'artiste qui milite pour un art actuel s'assigne le but de sensibiliser
ses contemporains à l'émergence d'une société et d'une culture qui marquent
dans l'histoire de l'humanité une nouvelle étape anthropologique induite
par la néotechnique, et s'attribuent la construction d'une nouvelle sensibilité
spatiale. Les artistes doivent relever le défi de la construction d'une
nouvelle perception de notre environnement de nature technologique dont
la culture éthique reste encore entièrement à inventer à l'heure actuelle.
Comme la Grèce antique a pensé la culture philosophique d'une nature sauvage,
comme l"Aufklarung" a inventé la culture sociale et politique,
il nous appartient de concevoir la culture éthique de notre monde technologique.
Avec l'art contemporain, nous vivions dans un monde perverti par l'inflation
du commentaire, noyé dans l'ennui, encombré d'œuvres banalisées et inutiles.
Dans le contexte de l'information quotidienne dans lequel nous baignons,
nous sommes bombardés et soumis à des manipulations déréalisantes et déresponsabilisantes.
Finalement, qui va en dernière instance gérer les "autoroutes électroniques"
qu'on nous promet dans notre société en crise comme un ultime espoir,
qui va les contrôlerÝ? Le réseau Internet était encore jusqu'à récemment
un réseau ouvert utilisé par des universitaires à 90%. Aujourd'hui, 40%
de ses activités sont déjà devenus des activités commerciales. Le mouvement
ne va qu'en s'amplifiant. Qu'est-il advenu en France de l'aventure des
radios libres dix ans plus tard?
Aujourd'hui, les entreprises privées américaines ont déjà pris en otage
le réseau Internet. Que peut-on espérer attendre de ce "canal ouvert"
du seul réseau mondial grand public existant ? L'administration américaine
Clinton-Gore exige dans le "Infor-mation superhighway" un circuit
d'encryptage des messages. Est-ce obligatoire ? La Maison Blanche prétend
que c'est indispensable à la sécurité de l'Etat. Qui pourra écouter les
conversations ? Qui sera le "Big Brother" ? Comment, avec quatre
vingt à quatre vingt dix millions d'utilisateurs situés dans une centaine
de pays, assurer la sécurité à 100% ? Comment gérer cette utopie naissanteÝ?
Il est probable que le "Information superhighway" répondra aux
mêmes règles que celles auxquelles notre société doit s'adapter empiriquement,
celles du chaos et de l'anarchie, tant que n'aura pas été instauré l'ordre
mondial auquel rêvait sans doute un peu trop tôt George Bush. Enfin, quel
sera le prix à en payer par l'utilisateur et qui en percevra les redevances,
pour emprunter ces voies royales de l'information qui vous conduiront
au cœur de la connaissance et de l'information ? Certes, l'offre démultipliée
d'écrans et de canaux investit désormais tous les espaces (si ce n'est
encore l'espace de l'art...), ceux de l'intime et du quotidien, ceux des
métiers et de la cité. Mais si la communication numérisée nourrit des stratégies financières
et politiques, elle se traduit pour le citoyen par une fragmentation de
l'espace public et une dissolution du lien social. Dans une "société
de l'information", comment se recomposent les organisations (commun-autés
virtuelles) et se redéfinissent les identités et les fonctions symboliques
dévolues antérieurement dans les sociétés à l'art et au religieux ? Si
les sociétés continuent longtemps encore à vivre et à se développer de
la manière dont elles le font, l'humanité court à sa perte. Les artistes
doivent être les premiers à sensibiliser l'opinion, à tirer sur le signal
d'alarme. Cela relève de leur responsabilité éthique et du rôle qu'ils
auront à jouer dans une société qui cherche ses propres valeurs, et à
fonder le sens dans un univers machinique. Nantis de cette conscience
et formés eux-mêmes aux techniques d'expression, les artistes pourront
mieux que quiconque mettre en forme et diffuser des messages destinés
à "inventer" les représentations de ce monde auquel chacun aspire.
Pour y parvenir, nous allons devoir transformer nos manières de penser
et de vivre. Cette transformation engage chacun de nous. Mais chacun,
artiste ou non, reste impuissant si son action et sa volonté ne convergent
pas avec celles de ses semblables. Pour qu'une telle convergence prenne
forme, il faut que nous nous mettions d'accord sur l'essentiel, sur un
diagnostic des valeurs pour agir, sur des stratégies pour avancer.
Pour construire cette plate-forme pour un monde responsable et solidaire,
les artistes possèdent encore un crédit suffisant. Ils sont en mesure
d'en être les catalyseurs et les aiguillons. Pour cela, encore faut-il
que deux conditions au moins soient réunies :
1. Qu'ils veuillent bien restaurer leur image, ternie et discréditée par
vingt années de dérives diverses et, désormais, mettre en avant leur fonction
symbolique et leur rôle social, revendiquer ce dernier, et le différencier
clairement dans sa singularité et sa nécessité par rapport à celui du
politique, du scientifique, voire du chef d'entreprise et de l'administratif;
2. Que cette fonction et ce rôle leur soient reconnus, croisant les aspirations,
la sensibilité et l'intelligence de ceux qui, dans la société, partagent
précisément les mêmes objectifs.
Il faut que se pose la question de savoir si l'art peut faire du sens
dans la société qui s'annonce, et surtout comment et pourquoi, ou s'il
doit se résoudre à en rester un élément de pure décoration. Essayons en
toute lucidité d'évaluer les rôles qu'il peut jouer à la fois dans l'épanouissement
de l'individu, sa qualité de vie, son univers matériel et mental pour
une meilleure cohésion sociale, non pas d'une façon abstraite et vaguement
idéaliste mais par une véritable insertion de l'esthétique dans notre
quotidien. Enfin, tentons d'étudier comment l'art peut nous aider, d'une
part à maintenir le contact avec nos racines les plus intimes et, d'autre
part, à jeter des passerelles avec le collectif et le communautaire, pour
y introduire et y insuffler les principes de l'éthique.
Cette éthique s'avère nécessaire aujourd'hui plus encore qu'hier pour
affronter un monde machinique, où le pouvoir de l'homme sur le milieu
naturel et ses semblables devient chaque jour plus grand et plus inquiétant.
C'est de cela qu'il faut désormais se préoccuper si on prétend se préoccuper
d'art ! Il ne faut pas s'y méprendre. Il ne s'agit nullement d'attribuer
à l'artiste une fonction "messianique". Il s'agit plus modestement
de le replacer dans ses fonctions symboliques et sociales fondamentales,
afin qu'il puisse les exercer pleinement dans des formes originales et
à l'aide des outils qui appartiennent à son époque. Entre une mission
messianique qui lui serait assignée d'autorité et un rôle de simple figurant,
voire de bouffon, il y a certainement des places plus enviables à occuper,
pour lui, dans la société du futur.
Le monde a évolué très vite au cours des deux derniers siècles, et cette
accélération tend à s'emballer. Dans notre univers, existent des besoins
fondamentaux non satisfaits, des ressources gaspillées ou détruites et,
par ailleurs, des réservoirs d'imagination, d'énergie, des capacités de
travail et de créativité inemployées. Cela est inacceptable. De nouvelles
répartitions des richesses doivent être envisagées pour pallier les inégalités
qui s'accroissent entre les hommes. Toutes les études engagées par les
instances internationales pronostiquent de nouveaux clivages entre les
riches et les pauvres. De profonds déséquilibres écologiques menacent
notre planète. C'est des décisions qui seront prises ou non, dans les
dix ans à venir, que vont dépendre la gravité, le degré d'irréversibilité
des situations auxquelles l'humanité va se trouver confrontée le siècle
prochain.
Au mois de juillet 1997, s'est tenu à Rio un colloque qui avait pour thème
l"Ethique du futur, un sujet de réflexion de toute première importance
et de grande urgence. Au cours de cette rencontre, Federico Mayor, Directeur
Général de l'Unesco, a déclaré :
"L'Ethique du futur est une éthique du fragile, du périssable. Il
s'agit de transmettre aux générations à venir un héritage qui ne soit
pas irrémédiablement entamé et pollué. Il s'agit de leur léguer le droit
de vivre dans la dignité sur une Terre préservée. L'éthique du futur est
une éthique de paysan. Elle consiste à transmettre un patrimoine".
Des artistes comme Stéphan Barron s'en inquiètent et, dans sa thèse de
doctorat soutenue à l'université de Paris VIII en janvier 1997 (Art planétaire
et romantisme techno-écologique), il marque bien, en dehors de l'art du
marché, quelle peut être la responsabilité de l'artiste dans ce nouveau
contexte. Après le club de Rome qui rendait public son fameux rapport
il y a vingt ans, la Fondation pour le progrès de l'homme formule un nouveau
diagnostic. Sept grands principes sont énoncés, assortis de stratégies
d'action pour les mettre en œuvre : principe de sauvegarde des grands
équilibres nécessaires à la vie, principe d'humanité, principe de responsabilité,
principe de modération, principe de prudence vis-à-vis des nouvelles techniques,
principe de diversité des individus et des cultures, principe d'appartenance
et de citoyenneté à part entière à la communauté humaine.
Le phénomène de lente obsolescence illustré par l'art ces vingt dernières
années n'est que le reflet d'une démotivation de nos sociétés qui sont
devenues, face à la complexité, incapables de se projeter dans un futur
enviable, incapables de concevoir la conduite de leur propre changement,
incapables de nourrir des projets utopiques à la mesure des problèmes
qu'elles ont à résoudre, pour tout dire, incapables d'imagination et d'innovation.
A l'heure où la religion est en crise et où les valeurs riment avec profit
matériel, rentabilité, efficacité, productivité... et non plus avec responsabilité,
authenticité et plaisir, on est en droit de se demander où pourrait bien
se loger encore le simple goût de vivre ?
Les artistes pourraient avec tous ceux qui sont susceptibles d'offrir
leur participation active, en apportant la compétence propre à leur champ
d'activité, contribuer aux changements collectifs des mentalités et œuvrer
dans le sens d'un changement progressif des représentations.
En se donnant comme les praticiens d'un modèle "ouvert" pour
l'avènement d'une nouvelle utopie, ils auront quelque chance de faire
avancer les préoccupations en regard de l'éthique. Mais avant d'espérer
constituer un modèle aux yeux des autres, ils devront commencer par restaurer
leur propre image, écornée ces deux dernières décennies par leur soumission
au marché. La déconsidération de la classe politique, ne l'oublions pas,
est due pour l'essentiel à l'absence de grandes figures "exemplaires"
en son sein : des figures dignes de l'estime du citoyen. Les "affaires"
bien au contraire se multiplient. Les médias nous abreuvent au quotidien
des turpitudes et des scandales dont les retombées éclaboussent les plus
hauts personnages de l'Etat. La révélation publique de scandales à répétition
par la presse affecte également le milieu de l'art contemporain et en
provoque le rejet global. Parmi les artistes nous sommes toujours à la
recherche de ces grandes figures exemplaires et charismatiques qui marquent
de leur empreinte une époque.
Si, à l'heure actuelle, certains artistes semblent encore hésiter devant
l'évidence des faits ou préfèrent se taire par prudence, d'autres commencent
à tenir un discours critique contre le système de l'art contemporain.
La crise contribue à libérer les langues; des tabous commencent à tomber.
En voici un florilège significatif, toutes tendances confondues, recueilli
dans l'Evén-ement du Jeudi par Jean-Louis Pradel, dans un dossier consacré
à la polémique sur l'art contemporain. Les artistes ont enfin la parole
:
Ernest Pignon-Ernest : "Il faudra attendre quelques décennies pour
savoir si l'art d'aujourd'hui était particulièrement nul, mais dès maintenant,
on constate que ce qui est vraiment nul c'est le fonctionnement des institutions.
Le territoire a été quadrillé par un réseau de décideurs qui conjuguent
servilité aux modes et jugements péremptoires. Plans de carrière et absence
de passion les ont amenés à imposer un art officiel, banal, destiné directement
au musée."
Patrick Fleury : "Depuis 1981, le ministère de la Culture a opéré
un maillage du territoire en mettant en place les Drac (Directions régionales
d'art contemporain) et leurs conseillers artistiques qui se comportent
en véritables préfets de l'art... Dans ce climat délétère, il est urgent
de quitter un temps les cimaises confortables des galeries et des musées
pour retrouver un projet artistique face à notre société. Si l'art n'est
plus qu'une marchandise négociable au niveau du Gatt, on peut s'en passer
! " Bernard Rancillac : "Monsieur Jean Clair, qui dirige le
musée Picasso, a parfaitement raison de dénoncer l"insignifiance"
de l'art français contemporain, à condition de préciser qu'il s'en prend
à l'art "officiel"... A quoi rime ce remue-ménage de mauvaise
foi? Dune part, à masquer l'incompétence et la lâcheté d'un grand nombre
de plumitifs, d'autre part, à sauvegarder le pouvoir de ces tenanciers
de citadelle : Consortium de Dijon, Villa Arson de Nice, Vassivière du
Centre, CAPC de Bordeaux... De nos jours, il suffit d'émettre quelques
doutes sur le génie du groupe BMPT ou d'ironiser sur la descendance électroménager
d'un porte-bouteilles pour se voir traité de fasciste. Toujours est-il
que l'art produit en France n'a plus aucune crédibilité sur le plan international."
Harris Xenos : "Il y a bien un malaise qui se répète d'une manière
quasi névrotique. Le monde de l'art est statique et clos. L'art officiel
pèse lourdement. Il y a un mur fait de marchands, de critiques et de fonctionnaires
de la culture. Ils décident à notre place de ce qui est contemporain ou
non... Pour nous, l'art contemporain ce n'est pas le choix d'un style,
d'une forme. C'est une question de sens. "
Pierre Zarcate : "Au lieu de chercher à promouvoir ceux qui renforcent
leurs théories, nos décideurs culturels français feraient mieux d'observer
ce qui se passe dans les ateliers. Que des personnalités du "monde
de l'art" ou les instances qui les soutiennent se donnent le droit
de nous manipuler, c'est inadmissible."
Des jugements semblables pourraient se recueillir par dizaines, voire
par centaines, sinon par milliers dans la majorité silencieuse des artistes,
pour peu qu'elle soit sollicitée. De "grands chambardements"
attendent inévitablement le microcosme de l'art lui-même dans les années
à venir, et ces bouleversements seront à la mesure de ceux qui affectent
déjà notre société. Faisant allusion à cette crise, nous annoncions déjà
non sans une certaine ironie en 1994, à l'ouverture de notre séminaire
public à l'université de Nice, et en la présence de notre invité Pierre
Lévy :
Notre séminaire sur l'Esthétique de la communication pour- rait aussi bien s'appeler "Comment-les-pousser-du-pied-à-peine-un-peu-plus-pour-qu'ils-tombent-définitivement-dans-le-trouÝ!"
(Carton d'invitation) C'était seulement là une façon d'anticiper sur la
situation à venir... Un zest d'humour pour annoncer les problèmes en suspens.
L'évolution des événements commence à nous donner raison.
L'Ethique, plus qu'un "dire" est un "faire". Il faut
espérer voir rapidement se réduire l'écart entre les déclarations d'intention
de nos gouvernants et leurs actes. Le monde doit changer d'abord dans
nos têtes, avant de pouvoir changer sur le terrain... C'est un "nouvel
art de vivre" qu'il faut promouvoir, accompagné d'une composante
"éthique" et "spirituelle", une philosophie de vie
qui puisse constituer un contrepoids au technicisme et à l'économie sauvage
prônés par les valeurs de la modernité occidentale. Les artistes, mieux
que quiconque, sont aptes à créer les conditions d'un imaginaire collectif
qui reste à instaurer et et qui est seul capable de créer les synergies
susceptibles de renverser la vapeur, d'utiliser chaque défi comme une
opportunité, pour rebondir et innover. L'innovation ne va jamais seule.
Elle implique que l'innovation dans l'art ait un effet d'entraînement
sur les innovations techniques et sociales. Nous croyons beaucoup que
l'art vivant est en mesure de reprendre une importance de premier plan
dans la construction de la société nouvelle, comme ce fut le cas à certains
moments privilégiés de l'Histoire, notamment à la Renaissance. Afin que
l'innovation, qui souvent s'origine dans le local, puisse se diffuser
à grande échelle, elle doit être assimilée et transformée par les autres.
L'artiste doit accorder une attention toute particulière à la capacité
des réseaux planétaires et à leur déontologie pour la transmission des
messages. qu'il entend diffuser. Plus que jamais les solutions sont planétaires,
dans un monde où l'interdépendance est devenue la règle dans tous les
domaines.
En art, l'idée de programme mobilisateur n'est pas nouvelle. Elle traverse
l'histoire moderne, des futuristes italiens aux constructivistes russes,
jusqu'aux surréalistes.... L'échec qu'ont connu par le passé de semblables
programmes inspire la prudence et le scepticisme au regard des ambitions
de départ affichées et les résultats concrets obtenus finalement sur le
terrain par les artistes pour "changer" le monde. Les situationnistes
eux-mêmes, bien qu'ils aient joué une rôle décisif à l'origine des idées
de Mai 68 et mené une critique décapante de la vie quotidienne, ont fini
malgré eux par être récupérés par une industrie de la subversion bien
plus efficace en régime néo-capitaliste que toute répression. Critique
de la vie quotidienne qui rejoint celle d'intellectuels tels que le philosophe
Henri Lefebvre qui entretiendra des relations étroites avec le Collectif
d'Art Sociologique et son Ecole Sociologique Interrogative. Rien ne nous
autorise à sous-estimer cependant l'impact des artistes au plan fondamental
de la pensée et de leur capacité à jouer un rôle réel au niveau des idées,
des représentations, des mentalités, pour l'évolution de l'individu dans
nos sociétés de communication et d'information. Dans cette perspective
de "mise en mouvement", l'artiste a un rôle non négligeable
à assumer. Il le jouera pleinement s'il arrive, par sa propre motivation
et sa propre action, à créer un "lieu" d'ancrage pour son art,
un lieu spécifique, un lieu qui prenne ses repères en dehors des marques
balisées par les pouvoirs institués de l'art contemporain, par exemple,
en investissant l'espace des réseaux, non seulement comme "nouveau"
milieu de la pratique de l'art, mais aussi de sa reconnaissance et, en
quelque sorte aussi, de sa légitimation. Dans cette perspective, et avec
cette finalité, l'acte de création se situe au-dessus de la simple production
d'objets, qu'ils soient matériels ou virtuels. Il approche une forme de
création "supérieure, participant à la mise en place de structures
ayant vocation à une "mise en forme" du monde lui-même, accompagnant
d'une façon dynamique son évolution, avec pour vocation sociale celle
de promouvoir et de favoriser sagesse et harmonie. C'est cet art que nous
appelons de tous nos vœux, un art producteur des valeurs auxquelles nous
aspirons, et dont les formes, si elles restent encore insoupçonnées, ne
ressemblent en rien à celles que nous avons connues avec l'art contemporain
ces vingt dernières années.
Vue de l'espace pour la première fois par l'homme, la terre est devenue
ce globe irisé qui est notre village à tous. Au sol, nous restons prisonniers
de nos frontières nationales respectives, de nos particularismes langagiers,
de nos codes artistiques et scientifiques... Pour la première fois, l'Humanité
"s'observe" en train de changer. Chacun sait combien cette observation
est problématique. Comment être acteur et spectateur à la fois ? Devons-nous
exprimer le souhaitable, le souhaité ou la condition telle qu'elle s'offre
actuellement ? Comment séparer le bon grain de l'ivraie? Combien de temps
faudra-t-il à l'être humain pour créer, intégrer et s'approprier de nouvelles
valeurs ? L'Homme du futur est déjà là, mais encore chrysalide, prisonnier
des normes anciennes.
Par-delà la fascination qu'elles exercent sur nous, quelles nouvelles
pratiques et relations engendrent sur le plan artistique et sur le plan
social ces nouvelles technologies de communication couplées à l'informatique ? Les arts plastiques,
la peinture, la sculpture, l'objet, l'installation, constituent-ils encore
des catégories valides pour l'expression de l'art ou s'agit-il de formes
obsolètes en regard des mutations que nous vivons ? Quelles sont les créations
qui sont susceptibles de répondre avec le plus de pertinence à nos sensibilités
nouvelles, aux transformations de notre environnement, au contexte informationnel
qui est devenu un second environnement naturel pour nous tous ? De quelle
forme et de quelle nature doivent se parer les messages véhiculés par
ces nouveaux "objets symboliques" ? Ces messages sont-ils inédits
ou rejoignent-ils finalement au plus profond de l'Etre Humain ces archaïsmes
qui ont pour noms : désir, angoisse, amour et mort ?
Dans la situation nouvelle qui s'installe, quel est donc le rôle de l'artiste
? Au cours de l'Histoire, l'artiste a toujours joué un rôle particulier
selon les époques et les lieux géographiques d'une manière plus ou moins
explicite et significative. Ce rôle qui lui a valu, et lui vaut encore
de nos jours, un préjugé favorable, un certain crédit, en rapport avec
l'esprit de liberté, de générosité et de solidarité qu'il incarne depuis
toujours. Le scientifique, mû par l'objectif prioritaire de la connaissance,
fait avancer le "sa-voir" sans toujours se préoccuper des "conséquences"
directes et indirectes inhérentes à ses découvertes... La curiosité et
la passion de la recherche constituent souvent chez lui un élan aveugle
et peuvent le conduire à œuvrer à l'encontre des intérêts vitaux de ses
semblables, la fascination du résultat visé risquant parfois d'occulter
chez lui sur la juste appréciation des conséquences de ses propres découvertes,
qu'il est bien incapable d'évaluer faute de disposer de la sagesse et
du recul nécessaire... Il appartient à l'artiste de définir lui-même et
de fixer le cadre de ses nouvelles fonctions dans leur rapport à l'éthique.
Les sociétés occidentales s'interrogent devant le miroir du futur. Elles
sont hantées par le spectre du chômage, déstabilisées par le choc des
nouvelles technologies, affectées par la mondialisation de l'économie,
préoccupées par la dégradation constante de l'environnement. Le rôle des
artistes dans le troisième millénaire est-il celui de s'attarder encore
dans des productions ineptes, présentées dans des expositions sans public
qui ressemblent plus à des cimetières déserts qu'à des lieux de sens et
de vie ? Que peuvent donc imaginer et proposer de leur côté les artistes
pour éviter que notre civilisation ne sombre dans la fascination du chaos
? Les désastres écologiques, la famine, la montée du racisme, de la xénophobie,
hantent comme autant de menaces, la fin de ce siècle. Ce dont le monde
a besoin, c'est d'ecologie mentale". Se fait jour la quête d'un nouvel
ordre symbolique devant la perte des repères traditionnels. Dans cette
débâcle généralisée et devant cette interrogation de l'avenir, que nous
ont donc offert ces vingt dernières années les artistes qui occupent le
devant de la scène ? Quelles sont les voix qui se sont fait entendre ?
Quels messages ont-ils fait passer dans leurs œuvres ? Quelles prises
de position, significatives et claires, ont-ils manifestées ? Où donc
a lieu cette exposition si nécessaire que personne n'a jamais vue, ni
à Paris, ni à Cologne, ni à Milan, ni à Kassel non plus, où des artistes
pénétrés de leur responsabilité nous parlent enfin de ce qui préoccupe
le monde aujourd'hui ? L'Ethique, paraît-il, n'est pas le problème de
l'art :
"Nous ne sommes pas là pour faire de la morale ou de l'esthétique.
Nous avons donc cherché les artistes contemporains qui mènent une réflexion
sur l'art, avec des œuvres capables d'opposer des stratégies poétiques
et imaginaires au tout économique."
Avec cette déclaration (passablement naïve...) à l'ouverture de la Documenta
X, Catherine David démontre bien par ses propos à géométrie variable (selon
l'heure et le moment...) que, malgré les velléités de changement sous
la pression de la crise, les artistes sont renvoyés, une fois de plus,
à la contemplation de leur propre nombril. C'est à l"indifférence"
superbe, imaginaire et poétique du monde qu'elle nous convoque... Nous
lui rendons grâce toutefois de tenir à distance l'esthétisme de l'art,
mais elle n'a nullement encore compris que l'éthique et sa composanteÝ"spiritu-elle"
sont, et resteront, la grande affaire du prochain millénaire.
Ce n'est pas tant la réflexion sur l'art qui nous importe que la réflexion
que l'art fera sur le devenir de l'homme ! La nuance est subtile, mais
elle n'en est pas moins fondamentale. Elle a hélas visiblement échappé
à la directrice de la Documenta.
Si nous désirons élever l'art et la culture au même niveau de reconnaissance
que d'autres activités humaines, il faut que soient remplies certaines
conditions. Notre société et ses médias devraient accorder à l'art un
intérêt au moins égal à celui qu'ils accordent au... sport ou au show-business
ce qui manifestement n'est pas encore le cas, hélas ! L'art, en retour,
devrait commencer par être en mesure d'élaborer pour la société les messages
symboliques et les formes spécifiques qu'elle attend.
L'art doit donc s'efforcer, dans l'urgence de la crise et des mutations
que nous vivons, de développer de nouveaux concepts et de nouvelles pratiques
pour renouveler des codes obsolètes. L'art doit, à l'aide des nouveaux
médias, imaginer des stratégies nouvelles, faire de la construction du
futur un thème critique et dominant, s'efforcer de "conscientiser"
de manière critique nos contextes à l'esprit de tous, contribuer en fonction
des moyens, des formes et des techniques spécifiques dont il dispose à
élaborer des messages.
- Pour la résolution des tensions, sous une forme imaginative, proposant
des utopies nouvelles à diffuser.
- Pour l'éradication de la faim et de la violence dans le monde par la
réalisation d"œuvres-événements" visant à sensibiliser l'opinion
publique.
- Pour la sensibilisation à la protection des milieux naturels et la conservation
des ressources de notre planète.
- Pour une plus grande qualité matérielle et mentale de la vie, en stigmatisant
les conduites fondées sur l'unique finalité de la rentabilité financière.
- Pour magnifier une conscience générale de l'esthétique en relation avec
la pensée écologique.
- Pour œuvrer pour un meilleur accomplissement spirituel de tous, afin
que le troisième millénaire constitue une étape significative dans l'histoire
de l'humanité.
Une activité artistique, nourrissant de telles ambitions, véhiculant de
tels contenus, aspirant à de telles finalités, ne peut se concevoir, c'est
une évidence, qu'avec l'utilisation créative des supports médiatiques
grand public et des réseaux, des outils qui sont aux mains non pas des
artistes mais des publicitaires et des industriels de la communication et que les artistes devront donc détourner
en se les appropriant.
Les concepts "politico-artistiques" développés par un Joseph
Beuys et quelques autres artistes qui ont manifesté dans leur pratique
artistique un véritable sens de responsabilité sociale et éthique pourraient
être "réactualisés", élargis, adaptés à une situation en constante
évolution, avec des artistes qui utiliseraient les nouveaux outils de
communication et de création dont nous disposons actuellement.
Transformer la conscience à grande échelle sans vouloir pour autant diffuser
un dogme est un processus à long terme qui demande une créativité active
et des formes innovantes.
Il ne s'agit nullement d'imposer une pédagogie "lourde", mais
de proposer une "autre forme" de l'art, l'art d'une culture
en émergence. L'art ne doit pas pour autant basculer pour se dissoudre
dans la philosophie, ni dans le politique, ni dans les sciences et la
technique. Il doit rester une praxis, un mode d'action sur le monde, mais
ses outils auront changé. Loin de s'empêtrer dans une pensée réflexive
paralysante, il sera confronté à la réalité du monde, et c'est de cette
confrontation même que ses "formes" naîtront, et qu'il s'inventera.
L'éthique et la responsabilité, son corollaire obligé, sont à l'ordre
du jour. Que devons-nous faire, en l'état de nos savoirs et de nos pouvoirs
sur la nature et sur nous-mêmes, en tant qu'espèce humaine responsable
de son avenir ? Nous sommes au point de départ d'un vaste mouvement d'idées
posant les questions essentielles. La fonction politique, discréditée,
laisse planer un malaise qui exige d'autres formes de gestion de notre
cité. Dans cette perpective, les artistes ont un rôle privilégié à jouer.
Ils doivent s'efforcer d'établir un lien permanent, une liaison continue
avec la culture scientifique, afin d'éviter que ne se creuse un fossé
dangereux entre deux cultures qui finiraient par s'opposer de manière
absurde. De plus en plus, on voit apparaître des contacts et des échanges
dans des équipes, des groupes de travail, qui réunissent artistes et scientifiques.
Nous avons évoqué tout au long de cet ouvrage les progrès techniques qui
touchent aux domaines de la communication. Il est utile de rappeler les règles éthiques
qui devraient en sous-tendre et en contrôler les usages. S'il est un domaine
où les règles éthiques doivent s'imposer avec rigueur, c'est bien celui
des sciences de la vie, où d'étonnants progrès donnent presque tout pouvoir
à l'Homme. Albert Einstein déclarait le soir d'Hiroshima : "Il y
a des choses qu'il vaudrait mieux ne pas faire". L'Homme est en mesure
d'agir sur son propre patrimoine génétique pour le meilleur et pour le
pire. Cela peut permettre de faire reculer souffrance et mort, mais aussi
ouvrir la porte à de véritables cauchemars comme le clonage d'êtres humains,
pour ne citer que cet exemple, dont la production pourrait constituer
une sorte de stockage... de pièces de rechange. Il ne s'agit pas de s'en
remettre à quelques comités d'éthique pour gérer le problème, quand ce
serait à la population tout entière d'être informée et d'être invitée
à prendre position. Des pratiques d'artistes, telles que celle de Stelarc,
et encore plus significativement celle d'Orlan, tendent à nous "conscientiser"
à ces problèmes en utilisant symboles et métaphores dans des performances
relatives au rapport que nous entretenons avec notre corps et la technologie.
Jusqu'à présent, le monde évoluait plutôt vers le confort dans le gaspillage.
La crise laisse entrevoir un recentrage drastique, la réévaluation à la
baisse de nos prétentions et la recherche d'un nouveau paradigme à l'aube
du troisième millénaire. La multiplication et la rapidité des moyens de
transport, l'instantanéité et l'immédiateté de l'informatique ont considérablement
rétréci la planète Terre. Du même coup notre perception en est devenue
différente. Nous avons compris toute l'exiguïté de notre patrimoine commun.
Les artistes des télécommunications qui multiplient les actions dans les
réseaux autour du globe tendent à renforcer en nous cette idée d'un champ
commun, à préserver et à protéger.
Il faut que les êtres humains réalisent, quel que soit leur niveau de
culture, que les solutions d'autrefois pour régler les problèmes ne peuvent
plus avoir cours aujourd'hui : la guerre, la course à la compétition,
le gaspillage des richesses naturelles, la famine de continents entiers
sont des situations dépassées.
Les artistes, avec leur capacité d'invention, leur imagination, l'exemplarité
de leurs actes, de leurs gestes et les représentations qu'ils sont en
mesure de mettre en œuvre, sont les interprètes d'un langage susceptible
d'accélérer les processus de prise de conscience. La planète est notre
patrimoine commun. Les artistes doivent s'engager à le protéger, à le
défendre contre toutes les mutilations dont il est victime. Les artistes
doivent à chaque moment se faire le garant d'un idéal démocratique et
écologique au sens large du terme.
La question fondamentale de l'éthique est "comment doit-on vivreÝ?,
et non "comment vit-on ?" La distinction entre ces deux questions
fait apparaître un décalage. La question éthique nécessite un effort pour
penser des valeurs communes à notre société, liées à l'émergence de problèmes
inédits : le pouvoir sur le vivant, la signification des droits de l'homme
dans le monde actuel, la responsabilité des médias d'information, le problème
des exclus. Que l'on nous entende bien; il ne s'agit pas de prétendre
du jour au lendemain à l'avènement d'une société "idéale" sans
conflits, sans antagonismes. Cependant, nous affirmons que le niveau de
crise atteint, auquel s'ajoute l'accélération exponentielle de la circulation
des informations, crée une situation "spécifique", dans laquelle
nos modes de penser et nos comportements peuvent basculer. Dans le monde,
il n'y a pas une "morale" partagée d'une façon universelle,
mais des "morales" en conflit, en raison de phénomènes contemporains,
divers et complexes, souvent lourds d'un contentieux historique. Dans
cette conjoncture, il est probable que les artistes ont une fonction à
remplir commeÝ"catalyseurs" et "révélateurs" de situations
sociales.
Les jeunes générations, les jeunes artistes, cherchent désespérément dans
nos sociétés ce qu'elles leur offrent le moins : un idéal d'authenticité
! L'art contemporain et son milieu, nous l'avons déjà assez souligné ici,
ont été incapables de répondre à cette aspiration. On parle surtout aux
jeunes de contraintes économiques, de normes sociologiques à respecter,
de compétition entre les êtres et les nations. Ce discours réaliste et
nécessaire devrait néanmoins pouvoir s'articuler dans un projet de vie
plus généreux. Leurs exigences éthiques sont souvent déçues car ils aspirent
à une cohérence entre les idées et les actes. Ce n'est pas un hasard si
une manifestation comme celle de "Taizé" et le pèlerinage de
Chartres réunissent spontanément des milliers de jeunes alors que les
lieux de l'art, qui devraient être le carrefour privilégié de leurs aspirations,
restent désespérément vides... Comment affirmer un certain nombre de principes
éthiques partagés par tous lorsque les espaces publics sont de plus en
plus restreints, soumis à la censure ou au commerce et que chacun est
renvoyé à une individualisation boucléeÝ?
Auprès des jeunes ces dernières années, le succès de films comme Le cercle
des poètes disparus de Peter Weir, Le Grand bleu de Luc Besson, ou Les
nuits fauves de Cyrille Collard, en dit long sur les valeurs auxquelles
ils aspirent. L"authenticité" reste certainement la valeur-phare.
Des signes encourageants se manifestent, ici ou là, chez de jeunes artistes,
et même dans les programmes de certaines institutions qui tendent à se
"responsabiliser", laissant espérer que de nouvelles orientations
vont se faire jour dans la création après tant et tant d'années de valeurs
truquées, imposées par le marché, cautionnées et légitimées par les musées
d'art contemporain. La Biennale de Whitney de 1993 a constitué, à ce titre,
une sorte de grande première et de mini-scandale dans les cercles conformistes
de l'art contemporain... Cet événement culturel de première importance
a semblé marquer un tournant décisif. Il faut d'abord signaler que, sur
les 81 artistes retenus, il y avait seulement... 8 peintres. Mais l'objet
du scandale, c'est surtout qu'on y a "exposé" la célèbre vidéo
du "tabassage" de Rodney King par quatre policiers de Los Angeles
! S'agissait-il d'une œuvre d'art ? Elisabeth Sussman, commissaire de
l'exposition, répond : "C'est un témoignage dans la tradition du
film documentaire qui utilise la technologie disponible" (vidéo réalisée
par un certain Georges Holiday plombier de son état...). Arthur Danto,
critique du The Nation, écrit dans ses colonnes le 17 avril 1993 pour
comparer ce document aux autres œuvres : "Aucune œuvre d'art récente
n'a eu sur la société ne serait-ce qu'une parcelle de l'impact de cet
enregistrement. Les autres œuvres exposées au Whitney sont par comparaison
frivoles, mal conçues et horribles ! Lisa Philips, dans le catalogue de
la manifestation en question, situe elle-même la nature des créations
choisies qui représentent, selon elle, une rébellion contre "l'originalité,
la qualité des matériaux et de l'exécution, et la cohérence des formes."
Les artistes, ces siècles derniers, ont fait peu de cas de l'invention
du moteur à vapeur et du moteur à explosion. Ce dernier règne pourtant
en maître sur nos autoroutes et dans nos villes saturées. Les artistes
plasticiens ont superbement négligé la radio et la télévision. Pour le
plus grand nombre, ils ignorent tout de la révolution informatique. Ils
n'ont nullement perçu que l'informatique allait modifier tous les systèmes
d'action, de production, de communication, et que l'art lui-même en serait directement
affecté... Nous sommes à la charnière de deux époques. L'articulation
autour de laquelle s'amorce cette rupture se produit au passage d'un millénaire...
à l'autre, ce qui donne à ces changements une portée symbolique tout à
fait remarquable.
Les changements mis en œuvre par la révolution informatique ne sont pas
uniquement la promesse d'un mieux-être pour l'épanouissement de l'individu
et le devenir de l'humanité. Ils sont aussi lourds de conséquences pour
notre relation au monde. Avec l'avènement du virtuel, nous assistons médusés
à une "reconstruc-tion" de la réalité. Les images numériques
tendent à se substituer à notre réalité "connue", pour la remplacer
par des espaces sans repères. Si l'art était toujours une technique habile
qui permettait de faire le "saut" dans l'imaginaire pour procurer
plaisir et ouverture, pour nous entraîner vers d'autres formes de "possibles",
il n'avait ni le propos ni les moyens de se faire passer pour le "réel"
et, par conséquent, de nous abuser. Aujourd'hui, avec les techniques du
virtuel qui se généralisent, la logique de l'information tend de plus
en plus à se substituer à l'événement réel. Dans un monde débordé de toute
part par l'illusion, quelle place restera-t-il encore demain à l'art comme
vecteur premier de cette illusionÝ? Cette place, bien que relative, restera
sans doute appréciable, mais la fonction dévolue traditionnellement à
l'art va devoir nécessairement se trouver aménagée et adaptée.
Nous assistons peu à peu à un déplacement significatif de la "fonction
esthétique" vers la "fonction éthique" de l'art, une fonction
éthique fortement socialisée. Les artistes ne peuvent plus s'adonner à
des jeux purement formels qui sont désormais le luxe d'un autre type de
société. Une société en crise ne participe plus à ce luxe. Elle cherche
des expressions directement liées aux problèmes qu'elle doit résoudre
à court terme. Les dangers de la pratique informatique, qui impose une
information mondiale instantanée, sont déjà présents. Nous avons eu l'occasion
de les constater et de les subir. Les événements de l'histoire sont désormais
vécus en temps réel.
C'est une menace pour la pensée, pour l'individu et pour la démocratie,
face à laquelle les artistes ont une attitude et une position communes
à tenir, un rôle à assumer commeÝ"agents" actifs agissant au
niveau des consciences. Les artistes, qui ont toujours manifesté une sensibilité
plus aiguë, sont en principe les mieux placés pour alerter leurs contemporains,
pour les éclairer sur le fait patent que nous entrons à tâtons dans un
monde nouveau qui n'a jamais existé auparavant : celui de la mondialisation
instantanée par le direct. C'est un monde sur lequel nous n'avons aucune
prise, aucun recul pour procéder à son évaluation critique.
Cette mondialisation accélérée est la cause d'une "dévaluation"
de la réalité au profit d'une réalité "virtuelle" qui nous pousse
à tout confondre dans l'incertitude des interprétations. On se trouve
dans ce paradoxe, difficile à gérer, où les repères de la réalité sont
soumis à des pressions telles que le flot des apparences risque de forcer
les digues d'une raison et d'une sagesse élémentaires, nécessaires à la
survie de l'homme. Les "Paradis artificiels" et le "Dérèglement
des sens" auront tôt fait, dans l'orchestration informatique, de
prendre l'allure d'un cauchemar mettant en péril la paix sociale. Les
grands monopoles se constituent déjà pour la domination du monde. La mainmise
sur les télécommunications, la maîtrise dans une économie de marché
de la robotique, jetteront d'une façon cynique des centaines de milliers
de personnes dans la rue. En matière de création, il est curieux et navrant
de constater combien nous sommes étrangers aux problèmes qui sont, pourtant,
prioritairement les nôtres. Un cinéaste comme Claude Berri (ami personnel
de Léo Castelli, esthète et collectionneur avisé de l'art contemporain
par ailleurs...) éprouve le besoin d'aller chercher ses thèmes sociaux
chez Zola pour confectionner des films à succès, alors que nous attendons
vainement que soient traités les problèmes du chômage aujourd'hui en 1998...
Frappé d'obsolescence, l'art se réfugie dans l'illustration du passé et
nous pousse à fuir nos responsabilités. Si la logique productiviste rendue
possible par les développements d'une technologie qui remplace l'homme
et sa pensée par la machine l'emporte, cette situation va devenir critique.
La digitalisation des signaux, des images et des sons, la maîtrise des
nouveaux outils de création qui donnent la possibilité de voir, d'entendre
et de toucher à distance, sont les véritables enjeux des artistes conscients
du moment décisif que nous vivons .
Avec les systèmes satellitaires, l'audiovisuel, les images de synthèse,
nous sommes la première génération d'artistes à accéder à de semblables
moyens de création. Ces moyens, comme nous le signalions, peuvent avoir
les effets les plus négatifs par leur généralisation dans la société et
leur utilisation à des fins de profit et d'asservissement. Il en a trop
souvent été ainsi chaque fois que sont apparues de nouvelles techniques
dans l'histoire de l'humanité. Mais le contraire est aussi vrai. S'il
faut être vigilant sur les usages qui en seront faits, une attitude de
refus ou de renoncement peut conduire à se complaire dans de pures tendances
régressives. La question qui demeure est celle de savoir comment faire
coïncider les impératifs de cette nouvelle culture planétaire avec la
préservation des racines géographiques et identitaires. Dans ce contexte,
les artistes ont quelque chose à dire, quelque chose à faire surtout.
Paradoxalement, cette situation de crise est idéale pour eux dans la mesure
où précisément ils se trouvent en situation "décalée" par rapport
à un milieu et à des pratiques en déclin, un milieu auquel ils vont devoir
s'opposer pour faire valoir une nouvelle vision de l'art et proposer,
sinon imposer, leur propre point de vue.
Les structures de l'art n'ont guère évolué, ni intégré les technologies
nouvelles comme outil de production, si ce n'est pour l'édition. Le milieu
de l'art vit sur les acquis d'une pensée du XIXème siècle relevant du
modèle des Beaux-Arts. Aucune réflexion de fond n'a véritablement été
engagée sur l'interprétation des réalités nouvelles. Tout reste à faire.
Un espoir subsiste pourtant.
Les nouvelles générations d'artistes familières et utilisatrices de la
première heure des nouvelles technologies vont disposer désormais de moyens
plus puissants, plus efficaces, plus modernes, pour contrebalancer les
pouvoirs et les féodalités du marché, et fort heureusement contraindre
ce milieu à composer, à s'adapter ou à disparaître.
Les francs-tireurs sont apparus dans les années 70 avec les artistes de
l'Art Sociologique, et un peu plus tard avec ceux de l'Esthétique de la
Communication. Ils arrivaient trop tôt. Ce qui n'était pas possible hier
l'est devenu aujourd'hui. Il appartient aux artistes de s'approprier,
voire de détourner les outils nouveaux, et de mettre en place des contre-pouvoirs,
des réseaux, qui n'auront pas pour objectif de se rendre maître du système
de l'art en place, mais de tendre à créer et implanter de nouvelles structures.
Le premier travail de l'art dans la société nouvelle n'est pas tant de
produire des œuvres que de mettre en place des structures capables de
les générer et de les accueillir. Et ce travail là, les artistes ne peuvent
pas l'éluder s'ils ont compris qu'il est peut-être la forme la plus pertinente
et la plus achevée de la création d'aujourd'hui, dans un monde où la notion
d'œuvre, la perception de l'art, sa fonction, auront d'autres finalités
et d'autres principes. Cette évolution est inéluctable!
Comme nous l'avons esquissé tout au long de cet ouvrage, les artistes
tenteront d'apporter un peu de sens dans une société qui en produit de
moins en moins et qui nourrit au contraire chez les individus un sentiment
de vacuité et d'angoisse.
Les artistes utiliseront donc "positivement" et le plus intelligement
possible ces technologies qui nous poussent aux cataclysmes économiques
et sociaux pour en dénoncer la perversion et les dangers. Ils devront
employer toute leur énergie, leur imagination, leur foi créative, à pénétrer
ces systèmes pour élaborer un langage, une stratégie, un discours critique,
propres à chaque média utilisé.
Les artistes de la société d'information et de communication sont et seront inévitablement avant tout
des artistes de la communication. On se demande bien comment il pourrait
en être autrement. Leur fonction se déplacera de l'esthétique vers l'éthique,
et leur position critique sera l'objet même du contenu de leur art. Ces
contenus seront mis en forme en fonction de tout ce qui touche de près
ou de loin à "l'écologie mentale" et en relation avec cela.
La poésie de l'espace étant en partie abolie par la multiplication des
communications à distance, en temps réel, et le monde
étant devenu trop petit, il leur restera à "inventer", avec
la poésie des réseaux, des formes "inédites" de voyage. Innover,
créer, donner à voir le visible et l'invisible, c'est d'ailleurs ce qu'ils
n'ont jamais cessé de faire au cours des siècles pour notre plus grand
bonheur. Les artistes sont en situation de comprendre que c'est désormais
dans les manipulations complexes de ces machines, de ces outils actuels,
que se dessinent les voies de nouvelles utopies.
Ils doivent s'en emparer sans tarder, en revendiquer l'usage, ne pas les
abandonner aux mains de ceux dont la finalité à travers l'art vise le
profit et la domination qu'il peut procurer. Il faut que cette nouvelle
culture dans laquelle les artistes doivent s'engager délibérément devienne
un patrimoine collectif. L'artiste ne peut pas être absent des révolutions
technologiques en cours. Au contraire, sa contribution est indispensable
à des projets qui, de la réalité virtuelle à l'intelligence artificielle,
mettent à mal nos repères traditionnels.
L'artiste doit mettre en évidence au niveau sensible, pour ses contemporains,
comment les réseaux de communication auxquels nous participons de plus en plus
quotidiennement deviennent des prolongements physiques et cognitifs qui
dilatent le noyau de l'individu à la dimension planétaire.
Son engagement devient un engagement éthique fondamental. Chacun de nous
doit prendre parti face aux changements de société qui s'effectuent. Il
est nécessaire que l'art retrouve sa véritable fonction symbolique et
sociale dans une société qui vacille sur ses bases sous la pression et
l'accélération des mutations. Il est temps que l'artiste puisse projeter
son propre désir, et en quelque sorte le programmer, en anticipant sur
une société en devenir, qu'il puisse se poser comme le fondateur d'utopies
nouvelles, refusant que le monde de demain soit modelé à l'avance à l'image
que s'en font les industriels, les politiques, les affairistes, les ingénieurs
et les ministres de la culture toutes tendances politiques confondues.
Les artistes doivent concevoir l'art comme pratique de "res-sourcement"
permanent d'un sens "existentiel" qui reste encore plus fondamental
que jamais dans un environnement technologique. De nouvelles conditions
et perspectives ouvrent les esprits à des utopies inédites qui, au-delà
des transformations sociales et culturelles, favoriseront notre entrée
dans le "troisième millénaire".
C'est dans cette disposition d'esprit que les "artistes" ont
quelque chance d'apporter avec d'autres penseurs et des hommes d'action
une contribution précieuse au monde qui s'élabore.
"...et même si cette déclaration est très romantique, voire naïve...
je dis : l'Art doit changer le monde, c'est sa seule justification."
Bien sûr, les utopies d'aujourd'hui et de demain ne peuvent plus être
ce qu'elles étaient hier. A contre-courant des idéologies déclinantes,
nous appelons de nos vœux une "renaissance" avec une "avant-garde"
riche de sens. Le procès des avant-gardes a déjà été instruit. Nous leur
sommes à toutes redevables des ruptures que chacune d'elles a opéré au
sein de traditions devenues académiques. Puis, les avant-gardes d'hier
sont devenues les académismes d'aujourd'hui... Les désillusions révolutionnaires
vécues au cours du siècle nous rendent prudents. Il n'est nullement question
d'associer l'utopie à laquelle nous croyons à des politiques elles-mêmes
en faillite, et sans projets. Aux avant-gardes sans utopies et à celles
de la mode qui prétendent jouer leurs rôles en récusant jusqu'à leur nom,
nous opposons les avant-gardes en marche dont les signes invisibles sont
déjà parmi nous. Il suffit d'apprendre à les voir : elles crèvent les
yeux. L'avant-garde à laquelle nous croyons n'est pas celle du progrès,
mais celle du sens, ici et maintenant. Nous n'avons pas peur des mots.
Nous n'en avons pas peur et nous prenons délibérément partie pour l'utopie
et un nouvel avant-gardisme qui milite pour un art actuel.
Il ne faut pas rester neutres et passifs devant les défis auxquels nous
sommes confrontés. Notre vision du monde est en voie de "reformulation"
sur des bases nouvelles. Les artistes sont fondés justement à proposer
un juste équilibre entre l'art d'un côté, la pensée technicienne et scientifique
de l'autre.
Si notre univers est lourd de périls et d'incertitudes, il est aussi porteur
d'espoir et de potentialités prometteuses. La révolution technologique
remet en cause les fondements cardinaux de notre société industrielle.
L'économie elle-même en est bouleversée. Nous ne pouvons plus ignorer
que nos modes de développement, axés sur l'expansion continue de la consommation
matérielle, ne sont ni viables, ni extensibles à l'infini. Il faut donc
choisir la qualité, parier pour le partage et la solidarité.
Bref, l'artiste doit s'engager comme acteur de cette métamorphose; il
doit renoncer à la facilité, inventer et imposer les formes inédites,
les formes originales d'un art actuel et d'une culture libérés de tout
moralisme excessif, mais ouverts largement à l'aventure spirituelle comme
à l'avancée technologique, sans tomber pour autant dans les pièges et
la facilité d'une imagerie naïve du type "new âge".
Plusieurs signes semblent témoigner d'une aspiration au "spirituel"
qui ne s'oppose plus au corps ni à la modernité. Hanté par le déficit
de la dimension spirituelle dans notre siècle, l'Homme en état de manque,
et plus particulièrement l'artiste, pressent un retour à la mystique et
à la recherche du sens, mais sous des formes imprévisibles et non programmées.
De René Daumal à Jacques Brosse, en passant par Franciso J. Varela, différents
penseurs et artistes nous proposent des passerelles qu'ils jettent entre
la modernité la plus avancée et le... zen. Franciso J. Varela a travaillé
plusieurs années au développement d'un dialogue entre les sciences cognitives
et la tradition bouddhist. Robert Filliou a consacré les dernières années
de son existence à une recherche et à un engagement spirituel.
Les nouvelles perspectives qui se dessinent dans le domaine de l'art sont
liées au changement de société et à son corollaire, le changement des
mentalités. Le thème de la démocratie est devenu un thème central comme
celui de la protection de la biosphère. C'est seulement à travers des
synthèses originales et ouvertes que pourront s'élaborer les réponses
que notre monde attend. Cette mutation de l'art se prépare et s'articule
sur les transformations profondes qui affectent d'autres secteurs de l'activité
humaine. Ces transformations ne sont pas seulement de nécessaires adaptations
structurelles pour faire face à des situations inédites, elles exigent
de véritables changements de mentalités, d'autres façons de "penser"
et de "vivre" le monde.
Elles augurent d'une refondation des pratiques sociales et de nouveaux
comportements des groupes sociaux constitués. Cette évolution ne peut
se concevoir que dans une perspective globale compte tenu de la mondialisation
des échanges et de l'interdépendance planétaire de l'économie des Etats
:
"L'existence d'un marché mondial est certainement indispensable à
la structuration des relations économiques internationales. Mais on ne
peut pas attendre de ce marché qu'il régule comme par miracle les échanges
humains de la planète. Le marché immobilier contribue au désordre de nos
mégapoles. Le marché de l'art pervertit la création esthétique. Il est
donc primordial qu'à côté du marché capitaliste se manifestent des marchés
territorialisés s'appuyant sur des formations sociales consistantes, affirmant
leurs modes de valorisation. Du chaos capitaliste doivent sortir ce que
j'appellerai des "attracteurs" de valeurs : valeurs diverses,
hétérogènes, dissensuelles."
Les valeurs éthiques et esthétiques ne relèvent pas d'impératifs, de codes
et de théories transcendantes. Elles appellent une participation "existentielle"
fondée sur des valeurs toutes simples à redécouvrir, par exemple la joie
de vivre, la solidarité, la compassion pour autrui, des valeurs que l'art
peut contribuer à ressourcer et à réimpulser dans la société. Cette participation
existentielle s'accompagne d'un projet de vie à mettre sans cesse en chantier.
Il faut être clair et éviter tout malentendu. Ce n'est pas en dispensant
des leçons de "morale" qu'on pourra élaborer et construire ce
nouvel univers de valeurs. Les artistes relevant de l'Esthétique de la
Communication, au-delà de la fonctionnalité intrinsèque de leurs "œuvres-dispositifs",
ont mis en évidence que l'information ne pouvait pas être uniquement réduite
à ses seules manifestations objectives. La "vérité" de l'information
renvoie toujours à un événement existentiel, et c'est en quoi la pratique
artistique répond à la double finalité :
conscientiser l'environnement, relativiser l'information par une distanciation
critique.
L'information, en effet, ne peut être réduite à ses manifestations fonctionnelles;
elle est fondamentalement production de subjectivité, prise de consistance
d'univers mentaux et incorporels. C'est en cela, d'ailleurs, que les supports
et l'univers de la communication généralisée dans laquelle nous entrons
de plain-pied constituent des matériaux que les artistes doivent investir
en priorité pour produire un art actuel.
A cette condition s'ajoutent les procédures de "subjectivation"
qui s'incarnent aujourd'hui dans l'usage quotidien et banalisé de l'informatique,
des machines technologiques et des réseaux. Les nouvelles générations
et les enfants se développent dans un contexte forgé par la télévision,
les jeux vidéo, les communications télématiques.
Une nouvelle "solitude" machinique nous menace et les artistes
peuvent contribuer à œuvrer à des formes renouvelées de sociabilité en
proposant des dispositifs machiniques originaux, de type ludique et réflexif,
ouvrant de nombreux territoires à l'esthétique, favorisant l'émergence
d'une conscience planétaire, repensant l'usage des technologies. Ils peuvent
aussi contribuer à l'accélération de la crise des médias, par la réalisation
d"œuvres-intervention" susceptibles de créer symboliquement
une ligne d'ouverture vers une ère post-médiatique.
"Certaines philosophies estiment que la technique moderne nous a
volé l'accès à nos fondements ontologiques, à l'Etre primordial. Et si,
au contraire, un renouveau de l'homme et des valeurs humaines pouvait
être attendu d'une nouvelle alliance avec la machine ?".
Les hippies des années 70 ont sans doute raté le rendez-vous avec l'Histoire
pour avoir négligé l'ordinateur. Les biologistes associent actuellement
la vie à une nouvelle approche "machinique" du corps humain
et les artistes leur emboîtent le pas. Ils attirent notre attention sur
ce point et sur ses conséquences concernant notre identité et nos propres
comportements. Non seulement les artistes, mais aussi les linguistes,
les mathématiciens, les sociologues, sont amenés à explorer leur propre
champ avec ces nouveaux outils, mettant en évidence que les technologies
ne sont pas des entités refermées sur elles-mêmes, mais qu'au contraire
elles permettent de pénétrer des niveaux de réalité "autres"
qui nous échappaient totalement jusqu'à maintenant.
"L'émergence de ces généalogies et de ces champs d'altérité est complexe.
Elle est travaillée en permanence par toutes les forces créatrices des
sciences, des arts, des innovations sociales, qui s'enchevêtrent et constituent
une mécanosphère enveloppant notre biosphère. (...) De même, l'intelligence
et la sensibilité sont l'objet d'une véritable mutation du fait des nouvelles
machines informatiques qui s'insinuent de plus en plus dans les ressorts
de la sensibilité, du geste et de l'intelligence. On assiste actuellement
à une mutation de la subjectivité qui est peut-être encore plus importante
que ne le furent celles de l'invention de l'écriture ou de l'imprimerie".
C'est pour avoir négligé ces mutations fondamentales que l'art contemporain
officiel proposé par le marché, et rencontré dans les musées et les galeries
ne répond plus dans ses formes, ni dans ses contenus, à la société qui
naît sous nos yeux, et dans laquelle chaque citoyen est déjà un acteur
engagé au quotidien.
L'art actuel en émergence intègre les nouvelles données de notre époque
et tente d'en traduire l'expression, d'en inventer les codes et les formes.
Les bouleversements en cours affectent simultanément et conjointement
les champs de l'esthétique, du politique, de l'économique et du social.
En politique, les anciens systèmes de références fondés sur une opposition
tranchée gauche-droite, socialisme-capitalisme, économie de marché-planification
étatique, deviennent obsolètes et ne correspondent plus aux situations
à gérer.
Dans l'art et son milieu, il s'agit d'opérer une "révolution"
des esprits semblable d'accepter de sortir des traditions, des routines
et des carcans. Bousculer les idées reçues nécessite, au-delà de la volonté,
beaucoup d'audace et d'imagination. Les artistes en ont toujours eu quand
les circonstances l'exigeaient. Le temps est venu pour eux d'agir et de
le prouver.
Il est inévitable que des choix nouveaux heurtent toujours de front les
intérêts en place. Les groupes sociaux concernés par les enjeux de la
culture doivent être amenés à en délibérer et à modifier leurs habitudes.
Dans cette nouvelle conjoncture, ils devront adopter d'autres échelles
de valeurs et postuler un sens humain... aux futures évolutions technologiques.
Cela implique un choix clair de responsabilité pour les jeunes générations
d'artistes, ce que le philosophe allemand Hans Jonas nomme une "éthique
de la responsabilité ".
Il n'y a pas de progrès en art. C'est un truisme que de l'affirmer. L'idée
de "rupture" reste encore d'actualité, mais ce n'est pas elle
qui doit mobiliser notre attention. C'est l'idée de rupture dans la culture,
dans la société, dans nos pratiques, dans nos modes de vie, dans nos schémas
de pensée. L'idée de "rupture" dans l'art ne s'évalue plus en
fonction de l'histoire de l'art, elle est subséquente aux ruptures dans
la société. Une approche du monde ne peut être que systémique aujourd'hui,
et transdisciplinaire.
En s'appuyant sur l'idée de "rupture", l'apparition des avant-gardes
successives a longtemps fonctionné sur le principe de l'affirmation d'un
changement brutal qui avait pour mobile et sloganÝ: "ôte-toi-de-là-que-je-m'y-mette"Ý!
Aujourd'hui, les objectifs et la pratique des artistes utilisant les nouvelles
technologies ne restent pas limités au champ circonscrit et balisé par
les pratiques traditionnels de l'art. Des artistes ont bien compris que
ce n'était plus là, paradoxalement, le lieu véritable des enjeux de l'art,
le lieu idéal de réalisation, ni de leurs œuvres, ni de leurs ambitions.
Ce sont la société tout entière et l'espace planétaire des réseaux qui
les intéressent et les mobilisent dorénavant comme support imaginaire
et symbolique. Des terres vierges sont à conquérir, des territoires à
investir. L'espace individuel et social des réseaux, et de l'information
tout azimut, est à explorer et expérimenter. C'est là que résident les
enjeux de la société de demain, et non dans ces musées ou ces lieux culturels
déserts où s'agitent des ombres incertaines comme dans la caverne de Platon.
L'artiste peut-il mener vraiment un travail de questionnement socio-critique
qui fasse sens dans sa société ?
Nous avons compris que la parole critique d'un artiste était sans effets
si elle se cantonnait au créneau circonscrit au seul lieu et à la seule
idéologie de l'art. Par contre, cette parole conserve sa force dénonciatrice,
symbolique et exemplaire en tant qu'acte artistique quand elle prend naissance
dans le corps même de l'information générale et non-spécialisée de la
société.
Jaron Lanier, internaute, pianiste, guitariste, informaticien, chef d'entreprise
dans l'industrie de la réalité virtuelle, cinéaste, auteur, peintre, conférencier,
militant libertaire définit et résume la situation de la manière suivante
:
"Pour moi, le logiciel qui fait fonctionner le Réseau restera comme
la grande œuvre d'art du XXème siècle, comme la révélation, pour la première
fois dans l'Histoire, que l'anarchie dans les bonnes circonstances, avec
le bon outil, peut être un facteur de progrès social, de diffusion collective,
d'énergie positive. L'immense succès du Web tient selon moi à la rencontre
du plaisir existentiel qu'il procure et de la nouvelle responsabilisation
qu'il autorise : on peut enfin s'exprimer, se choisir une direction, la
situer par rapport aux autres...".
L'art actuel est déjà là pour répondre à de telles aspirations. Ses pionniers
n'ont pas attendu les soutiens officiels pour se mettre à l'œuvre. Internet
va être un extraordinaire catalyseur à travers lequel les artistes vont
pouvoir se reconnaître, communiquer, s'auto-organiser, pour inventer les
nouvelles formes d'art, libérées des modèles antérieurs imposés par le
marché traditionnel. Des centaines et des milliers d'artistes, marginalisés
par le système de l'art contemporain officiel, occupent désormais le terrain,
chaque jour davantage. La généralisation et la multiplication des outils
informatiques créent une situation de fait, irréversible, qui change de
manière fondamentale les conditions dans lesquelles l'art est appelé à
se faire, à émerger, à se diffuser et à se partager. Les réseaux constituent
un véritable outil de transformation et d'action qui offre aux artistes
un inégalable moyen de faire leur propre "révolution". Quand
nous disons révolution cela veut dire bien sûr que le pouvoir est en instance
de changer de mains, mais cela ne signifie nullement qu'il s'agit d'une
lutte ouverte qui se traduira forcément en termes de vainqueurs et de
vaincus. Les œuvres du patrimoine resteront les œuvres du patrimoine,
et pour l'art de ces trente dernières années, c'est l'Histoire qui se
chargera de faire le tri en retenant ce qui, avec le recul du temps, mérite
d'être retenu...
Amplifiés par les communications électroniques, dégagés des contraintes
séculaires, les réseaux se présentent comme une providence et un antidote
à l'aliénation dans laquelle a été maintenue la création ces trente dernières
années par la prégnance et la puissance des circuits marchands.
Le réseau Internet offre à l'artiste un moyen de s'exprimer et d'exister.
Il lui offre un soutien logistique, affectif, économique, intellectuel,
voire spirituel...
Le réseau est une sorte d'institution "invisible"Ýet ouverte
dont la structure "dissipative" demeure en état permanent de
flux, sa nature étant précisément d'être flexible, malléable, et de faire
en sorte que de chacun à la multitude, tous ses membres se trouvent en
être le centre. Nouvelle conditionÝ: l'esprit des réseaux s'éla-bore en
dehors de l'esprit de compétition qui caractérise les formes traditionnelles
d'organisations sociales. Les réseaux se croisent, échangent, se fécondent,
coopèrent entre eux. Ils s'auto-génèrent, s'auto-organisent et mettent
en œuvre des trajectoires, des parcours, des processus qui sont aux antipodes
des institutions et des fonctionnements traditionnels.
Le réseau fonctionne selon les principes suivants : connexion (n'importe
quel point peut être connecté à n'importe quel autre), multiplicité (n'importe
quel nœud peut avoir plusieurs dimensions), hétérogénéité (modes de fonctionnement,
ondes, flux sont très divers), métamorphose (le réseau est en constante
restructuration), interchangeabilité des centres (ils sont plusieurs et
se déplacent), rupture (si le trafic se trouve bloqué en un point, les
flux trouvent immédiatement d'autres chemins), croissance et multiplication
(le système n'a pas de limite à son expansion permanente). Les artistes
en réseaux peuvent jouer un rôle dans l'évolution des mentalités et le
renouvellement des circuits culturels.
Quels sont les moyens d'actions possibles ?
L'artiste dispose désormais de moyens d'actions non négligeables. Il peut
contribuer à faire "coévoluer" les personnes, les systèmes et
les réseaux en place en yÝ"injectant" de nouvelles valeurs,
jouer un rôle d'auto-catalyseur où, si l'on en croit les théories du chaos
et des sciences de la complexité, son action, aussi infime soit-elle,
sera en mesure par effet d'entraînement de "déstabili-ser"Ýles
systèmes en place pour créer des "sous-systèmes" disposant d'une
autonomie propre et capables de se réguler avec les autres systèmes. Ces
systèmes se trouvent alors tous en interaction. Cette autorégulation "créatrice"
de conditions nouvelles nécessite comme pour tout mécanisme cybernétique
des capteurs, des réseaux de communication, des boucles de rétroaction et des systèmes d'amplification.
Nous constatons que de tels dispositifs se mettent en place dans la société
actuelle et donnent à l'individu, à l'artiste, conscience que son action
locale, à son niveau de compétence, peut avoir des effets généraux sur
l'ensemble du système, sur l'ensemble de la société, le but recherché
étant que le mouvement engagé atteigne à un moment donné un seuil de masse
critique créant les conditions requises pour un changement de paradigme
dans l'art. L'explosion des communications permet, avec les outils mis aujourd'hui à la
disposition des artistes, leur engagement dans une perspective et une
action "transformatrice". Du fait de cette relation électronique
qui nous relie désormais d'une façon "mythique et intégrale",
comme l'avait déjà pressenti Marshal McLuhan, des changements importants
sont imminents. Un nombre accru d'individus sont en situation de se révolter
contre des structures culturelles et des institutions surannées qui ne
correspondent plus aux besoins duÝ"sensible"Ýet du "symbolique"
d'un monde en mutation. Quand Catherine David, commissaire de la Documenta
X et conservatrice des Musées Nationaux Français, déclare elle-même que
:
"... les lieux classiques de l'art ne sont plus les lieux légitimes
et les plus convaincants, qui remplissent cette fonction symbolique et
critique". Tout est dit alors et l'on est bien obligé d'admettre
qu'une crise profonde du sens affecte l'art dans notre société. Avec cette
évolution fondamentale qui caractérise notre époque, cette disposition
à l'empathie que crée la multiplication des réseaux et Internet, il est
évident que des métamorphoses s'annoncent, préfigurant l'abandon d'une
culture de masse stérile et la recherche de valeurs nouvelles qui mettent
en avant les signes imperceptibles d'un sentiment spirituel susceptible
de réconcilier l'homme avec ses besoins d'ouverture à autrui, ses besoins
esthétiques et ses besoins éthiques.
Cette situation inédite doit convaincre l'artiste-responsable et lui faire
prendre acte que, désormais, il peut échapper quelque peu au déterminisme
de sa condition sociale, en contourner les limites, les contraintes, les
censures, qui lui ont été toujours imposées à travers l'Histoire par les
"pouvoirs" de toutes espèces, et occuper dans la société, un
rôle et une place qui lui sont spécifiquement dévolus. Cette préoccupation
"transformative" et "conscientisante" est favorisée,
à l'ère des réseaux, par la généralisation et l'accélération des communications qui lui permettent de multiplier les
échanges et les expériences.
Les principes établis par les théories du chaos valant aussi bien pour
les molécules, les insectes, que pour que les systèmes sociaux... ils
peuvent faire l'objet d'une "praxis consciente et volontaire"
des artistes. Un individu associé à une logistique informatique et communicationnelle peut désormais disposer d'une autonomie
et d'une capacité d'influence sans aucune mesure celles qui étaient les
siennes par le passé.
Cette capacité d'action, de diffusion et de communication donne à l'artiste des possibilités équivalentes
à celles d'un musée ou d'un centre de recherche. Cette situation tout
à fait inédite aura sans nul doute une influence déterminante sur les
conditions sociales de la culture et sur ses productions dans le futur.
Les artistes qui sauront dans le futur "se fédérer" électroniquement
en établissant dans les réseaux des systèmes "transversaux et parallèles"
de communication et d'action se substituant aux structures
verticales et pyramidales des pouvoirs précédents détiendront des moyens
réels d'action et de transformation de la société.
L'artiste est constamment confronté aux rapports complexes entre l'universel
et le singulier. Sa pratique traverse les barrières sociales et idéologiques.
Plus que jamais, Internet lui donne une dimension planétaire, au-delà
des limites nationales, culturelles et des disciplines du savoir établi.
Les artistes qui auront compris qu'ils ont désormais la possibilité de
"s'auto-organiser" et d'agir, et en même temps de reprendre
une fonction fondamentale qu'ils sont seuls à pouvoir assurer, trouveront
une place à part entière au côté du scientifique et du politique, pour
"construire" la société. En tant qu'individu, et comme artiste,
nous avons fait personnellement l'expérience de ces nouvelles possibilités
qui relativisent la prégnance des systèmes et des hiérarchies de pouvoir
encore en place d'une façon traditionnelle.
Avec son simple ordinateur et Internet, l'artiste se passe de la structure
des musées et des circuits marchands classiques de l'art pour devenir
"un émetteur du symbolique" autonome qui s'adresse à la planète
toute entière. Comme il se meut dans un monde à plusieurs vitesses, cela
ne l'empêche nullement d'occuper simultanément plusieurs "niches"
dans lesquelles il impulsera ses messages et ses questions, effectuant
des allers-retours du global au local. Il nous semble même que des dynamiques
pourront ainsi se développer par actions de contiguïté et de contamination,
d'une niche à l'autre.
L'artiste peut être sur Internet, en même temps que dans la rue, sur la
télévision locale ou le centre culturel de son quartier... créant des
effets d'amplification par télescopage d'une "niche" à l'autre,
par des hybridations de médias.
Il est clair que tout groupe, aussi modeste soit-il au départ, qui aura
compris le "principe d'amplification d'une idée" par la mise
en place d'un "émetteur-amorce" dans un milieu saturé en instance
de crise peut voir son influence et la propagation de ses idées croître
sans aucune commune mesure avec celle de ses effectifs et de ses moyens.
C'est dans cette position privilégiée et nouvelle que se trouve l'artiste
qui se produit et agit dans ce nouvel espace virtuel qui se nomme Internet.
L'intérêt primordial de l'existence d'une telle minorité "agissante"
n'est pas tant de combattre la majorité encore en place par des oppositions
frontales, ce qui serait une perte inutile d'énergie, que d'éclairer cette
majorité en utilisant ses propres points d'appui encore valables. Il importe
ici de relativiser notre opposition à l'art contemporain en nous efforçant
positivement de surmonter notre difficulté à concilier les contraires
à l'intérieur d'un même cadre de référence. Le résultat viendra de lui-même,
après une série de tensions dynamiques et fructueuses, entre état de crise
et état d'équilibre. Il arrive toujours un moment où "...le présent
se détache de lui-même du passé, comme un iceberg qui s'est détaché de
la banquise pour naviguer autour de l'océan sans limites".
Les procédures informatiques, les échanges de réseau, le partage collectif
en temps réel ou différé sur Internet, introduisent des "rituels"
de "communion" qui, pour être profanes, n'en sont pas moins
des tentatives inconscientes d'établir les gestes d'une nouvelle "religiosité".
Les "navigations" à la rencontre et à la découverte de l'autre
sont autant d'itinéraires numériques et initiatiques à travers l'espace
et le temps. Elles participent à une recherche existentielle, transcendantale
et fondamentale de l'être humain et de son "désir" de cheminer,
par cycles successifs, vers le "noyau"Ýdu sens.
Au moment où nous allons entrer dans l'ère du Verseau, un nouveau paradigme
se dessine.
Nous sommes convaincus que l'art aura dans ce contexte-là un rôle essentiel
à jouer. Il trouvera sa fonction en convergence avec les plus récentes
avancées scientifiques, technologiques et les conceptions esthétiques
et mystiques millénaires.
L'art à l'heure d'Internet constitue une technique d"expansion"
qui participe à l'émergence d'une conscience planétaire. Cette dernière
est avant tout celle des valeurs éthiques et spirituelles, des valeurs
ou chacun s'appréhende, et l'artiste plus que tout autre, comme être "responsable".
Au politique, à la religion, à la science, il faudra désormais ajouter...
l'art. L'art qui doit reprendre la place qui lui revient. en s'appuyant
sur les nouvelles techniques de création, de diffusion et de relation.
"Politique, religion et science, peuvent converger dans la vision
et la construction d'une nouvelle forme de vie : la genèse d'un macro-organisme
planétaire, prochaine étape de l'évolution de l'humanité."
L'implosion de la société d'information sous la pression de ses propres
structures et technologies nous amène à nous demander comment l'homme
est capable de gérer désormais une telle complexité entropique. Face aux
dangers d'une société technologique, s'impose une nouvelle conscience
qui transforme notre façon antérieure deÝ"penser"Ýle monde,
en réactualisant les données sociologiques, politiques, artistiques établies
sur des conceptions causales et dualistes du XIXème siècle. A une conception
causale se substitue désormais une vision holistique. Dans cette "réactualisation"
des pensées et des outils qui s'imposent à nous les artistes ont un rôle
propre à assumer comme "spécialistes" et "travailleurs"
des représentations symboliques. Certes ils resteront toujours créateurs
d'images et de formes mais surtout, à travers elles, propagateurs d'idées.
Sentinelles postées au carrefour des communications ils en en moduleront les flux et en distribueront
les énergies. Ils participeront sous des formes qui restent encore à inventer,
avec les outils nouveaux dont ils disposent désormais, à une esthétisation
de nos modes de vie. S'étant appropriés des technologies les plus performantes
au sein d'équipes réunissant des informaticiens et des scientifiques de
différentes disciplines ils deviendront de véritables catalyseurs de sens
à travers des réseaux devenus planétaires. Une nouvelle conscience émerge
chez l'être humain qui se fonde avant tout sur des valeurs éthiques et
spirituelles sans lesquelles aucune société ne saurait survivre. L'éthique
s'exprime à tous les niveaux de nos activités, et dans l'art en toute
première priorité. L'éthique impose des modes d'être et des modes d'action
qui respectent les individus, la nature et l'ordre du vivant. Cette métamorphose
en cours, unique dans l'Histoire, n'impose pas de rejeter en bloc les
valeurs et les pratiques des civilisations et des cultures antérieures,
mais de les "subsumer" sous une dimension plus élevée. A l'aube
du troisième millénaire, chacun de nous peut ressentir à des degrés divers
l'ère des bouleversements qui nous attendent Des bouleversements qui mettent
en cause les fondements mêmes de nos sociétés et nous indiquent que nous
sommes entrés dans une période critique de transformation fondamentale
du monde. Nous passons d'un type de civilisation à un autre. Les logiques
de raisonnement et de fonctionnement antérieures qui ont assuré aux individus
et aux collectivités un enrichissement régulier tant matériel qu'intellectuel
et moral ne sont plus garantes des mêmes avancées. Ces logiques engagées
sur une pente négative semblent engendrer aujourd'hui plus de méfaits
que de bienfaits (urbanisation, chômage, pollution, exclusion, paupérisation
de populations entières...). Employées pour tenter de surmonter les problèmes
qu'elles ont créés, elles ne font que les aggraver. Nous sommes les témoins
de situations paradoxales, où des efforts considérables sont dépensés
vainement pour réparer des dégâts qui ne font que s'amplifier. Comme il
a été proclamé à Rio : "Il faut combattre les dégâts du progrès avec
les armes du progrès et de la connaissance". La prospective ne consiste
pas à prédire l'avenir, elle consiste à travailler sur l'idée qu'on se
fait de l'avenir.
Le vrai travail prospectif s'élabore lorsque plusieurs individus comparent
leur choix et définissent en commun leur vision du futur.
Alors qu'aujourd'hui les révolutions du microprocesseur, des sciences
cognitives, de la génétique et des biotechnologies... changent notre rapport
au temps, à l'espace et à la connaissance, il devient plus que jamais
nécessaire de "penser" la technique et d'anticiper ses effets.
Les artistes sont des opérateurs tout désignés à nous aider dans cette
voie. Seul un affranchissement des structures confinées de la pensée conventionnelle
peut nous permettre d'aborder d'un esprit créatif les enjeux de demain.
La multiplication des nouvelles technologies de l'image numérique, comme
nous l'avons compris, et surtout leurs convergences avec les secteurs
de l'informatique, celui des réalités virtuelles et des télécommunications, est un phénomène qui s'inscrit au-delà
de la simple expression du progrès technique. Le choix affirmé ici tout
au long de cet ouvrage pour un art actuel, un art utilisant les outils
et les connaissances de notre temps, n'est pas à opposer au culte du patrimoine,
ni à la nécessaire transmission des chefs-d'œuvre de nos cultures.
La culture des arts électroniques et de réseaux n'est pas meilleure que
les autres. Elle est tout simplement passionnante parce qu'elle est en
gestation, en devenir, et déjà la nôtre. Elle nous met, nous les artistes,
en demeure de justfier de notre capacité à innover, de toujours innover
et inventer.
Ni thèse, ni doctrine, ni morale, cet essai a tenté de proposer un autre
regard sur l'art, son évolution possible et souhaitable aux abords du
troisième millénaire. Le tour d'horizon qu'il nous a proposé de faire
avait pour but de découvrir de nouveaux objectifs, de nouveaux itinéraires
à explorer.
Ce livre est fini...
L'art continue....
La vie aussi.
Nous n'aurons été que du poil à gratter... et de la pensée à moudre !
Le Temps fera le reste
!
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