1 - M. KANT MOUILLE JUSQU'AU COU DANS LA POLEMIQUE DE L'ART CONTEMPORAIN

Après l'envolée lyrique qui précède et un appel vibrant à l'utopie... calmons un peu le jeu, effectuons un pas de retrait, revenons à cette culture du passé qui perdure encore dans notre propre présent, un présent qui change si rapidement que d'aucuns restent cloués là, sur place, sans réactions : sonnés, tétanisés, pétrifiés, alors que le plancher déménage sous leurs pieds.
Paul Valéry écrivait en son temps avec une rare acuité d'esprit :
"Nos Beaux Arts ont été institués, et leurs types, comme leurs usages fixés dans un temps bien distinct du nôtre par des hommes dont le pouvoir d'action sur les choses était insignifiant auprès de celui que nous possédons. Mais l'étonnant accroissement de nos moyens, la souplesse et la précision qu'ils atteignent, les idées et les habitudes qu'ils introduisent, nous assurent de changements prochains et très profonds dans l'antique industrie du Beau (...). Il faut s'attendre à ce que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des Arts, agissent par là sur l'invention elle-même, aillent peut-être jusqu'à modifier merveilleusement la notion même de l'art."

Beaucoup de beaux esprits de l'art contemporain seraient bien inspirés de se pénétrer de la leçon de Valéry, une leçon qui date pourtant déjà de plus d'un demi-siècle ! La pensée prophétique du poète ne signale que mieux le retard accusé par nos institutions culturelles, comme la lenteur et la résistance de nos esprits chaque fois qu'il s'agit de faire face au changement. Cette adaptation à la modernité dans les domaines de l'art et de culture s'avère encore plus particulièrement laborieuse en France, ce qui confère à notre pays une sorte d'exotisme passéiste qui fait tout son charme aux yeux des étrangers. Les idées progressent mais toujours avec lenteur. Les pesanteurs sont lourdes. Mais tout arrive un jour à qui sait attendre, et nous avons su attendre. Le moment en tout cas est venu de prendre la parole, de parler enfin de ce dont il faut parler, de lever le voile sur un tissu d'idées reçues, de faux-semblants, de valeurs truquées, qui ont marqué l'histoire de l'art contemporain ces trente dernières années. Si cela mérite d'être dénoncé en toute sérénité, mais de toute urgence, c'est pour passer le plus vite à autre chose pour tourner la page et repartir d'un bon pied. Le Collectif d'Art Sociologique s'y était déjà employé activement mais il était bien trop tôt encore à l'époque. Il faut donner le temps au temps et faire mîrir les situations jusqu'au moment où ce qui était prévisible devient soudain inévitable. Peu importe, et même tant mieux, si la forme que nous adoptons ne relève pas de la pure orthodoxie, si elle transgresse les règles convenues. Ce livre se veut avant tout un livre d'artiste, le livre d'un artiste engagé dans son temps. C'est comme cela qu'il a été pensé, c'est comme cela qu'il doit être reçu.
Les artistes doivent faire entendre enfin leur voix. Ils sont restés trop longtemps silencieux, asservis au système et sans véritable présence. Le temps est venu de dire ce qu'il y a enfin à dire, de nous opposer à la "pensée unique" dont nous accable depuis trop longtemps la prose "très mode" de l'art contemporain sur beau papier glacé. Notre critique sur les dérives du système de l'art contemporain n'est pas isolée, et maintenant que les langues se délient, elle a plutôt tendance à se généraliser... Pour en citer un exemple parmi d'autres, voilà ce qu'en pense Pierre-André Boutang, conseiller de la "Sept/Arte" et producteur du magazine culturel Metropolis :
"Quant à ceux qui ne s'intéressent pas à l'art, il faut se mettre à leur place; les journaux leur apprennent que tel marchand vend des faux Basquiat, que tel autre est en prison; ils assistent médusés au vaudeville Vasarely. S'ils lisaient en plus la liste des acquisitions des FRAC (Fonds Régionaux d'Art Contemporain), ils en concluraient qu'il n'existe en France que douze peintres et six marchands."
A ce détestable climat, et à certaines pratiques douteuses connues de tous, s'ajoutent désormais des errements financiers qui reposent sur des faits concrets. Nous ne sommes plus dans le registre des rumeurs incontrôlées, des ragots et de la malveillance organisée, mais dans celui de la rubrique judiciaire. Rapportons ici un article du journal Le Monde, en date du jeudi 11 aoît 1994, intitulé : "Un trou de trésorerie de plus de 2 millions de Francs au Centre National d'Art Contemporain de l'Isère". On y prend connaissance d'édifiantes informations sous la plume de Claude Francillon.
Nous lisons sous sa signature :
"Les premières investigations faites par la division financière du Service régional de la police judiciaire (SRPJ) ont mis au jour "un certain nombre d'opérations discutables" effectuées par sa directrice..." Le jeudi 27 octobre, cette directrice de Centre d'Art Contemporain est mise en examen : "Pour abus de confiance, faux et usage de faux et emploi de travailleurs clandestins".
Des problèmes spécifiques de gestion mais assez voisins de ceux de Grenoble sont relevés dans d'autres Centres d'Art Contemporain : au Nouveau Musée de Villeurbanne, à la Criée de Rennes, comme au CAPC de Bordeaux.
Sous le titre : "Bordeaux : un train de vie somptuaire" Michel Guerrin écrit dans Le Monde daté du mercredi 30 novembre :
"Un salaire choquant : Le train de vie de Jean-Louis Froment est particulièrement visé, 99.623 Francs par mois, surtout quand on sait qu'il est plus du double de celui du directeur du Louvre..."

Ses frais de déplacements sont également dans la ligne de mire de la Chambre régionale des comptes : avec des Paris-New York en Concorde à 31.020 Francs, des chambres d'hôtel à 2.000 Francs et des notes de restaurant à 87.500 Francs... C'est d'autant plus choquant quand on sait qu'un groupe expérimental d'artistes, reconnu au plan international et demeurant à Bordeaux, n'a jamais reçu un centime de subvention, ni aucun soutien de cette institution malgré ses demandes réitérées...

La promotion de l'art français, on le veut tous très volontiers, mais à quel prix ? et au bénéfice de qui ? et dans quelles conditions ? Lorsqu'on voyage hors des limites de l'Hexagone, pour s'informer de ce qui se passe dans l'art au-delà de nos frontières (ce que nous faisons pour notre compte et à nos propres frais depuis un certain nombre d'années...), on a la f’cheuse impression d'un immense vide, d'un trou béant, d'une absence totale de représentation... Dans nos circulations aléatoires à travers les différents continents, il ne nous arrive jamais de croiser nos émissaires de la culture, pour les rencontrer là où ils devraient se trouver pourtant, et en première ligne ! A croire d'évidence que ce n'est pas les mêmes lieux que nous fréquentons... Ils brillent spectaculairement par leur absence. Une telle discrétion forcerait notre admiration, si elle n'était plutôt le signe d'une f’cheuse irresponsabilité. Il serait tout de même intéressant de faire l'addition des frais de mission accordés, bon an mal an, toutes tendances confondues, aux valeureux globe-trotters, mandatés par le ministère de la Culture. Si jamais l'idée vous venait à l'esprit de le connaître, je vous souhaite bien du plaisir. Par expérience, je vous mets au défi d'obtenir la moindre information touchant à l'attribution des missions et autres subventions. Bien qu'il ne s'agisse que du ministère de la Culture, et non de celui des Armées, le secret-défense est strictement observé. Rien ne filtre. Non, vous ne saurez rien ! Bref, pour en revenir à nos commis-voyageurs de la culture, on ne peut pas dire non plus que leur pensée ou leurs écrits occupent une place quelconque dans les publications internationales. Sur les problématiques touchant au devenir de l'art dans le troisième millénaire, ils brillent encore par une absence remarquée. S'il fallait d'aventure s'en convaincre, il suffirait de parcourir les rayons des bibliothèques dans tel ou tel musée à l'étranger pour en faire la cruelle constatation. On a vite fait le tour des noms des théoriciens de l'art contemporain et des critiques français qui ont une représentativité quelconque et une reconnaissance hors de l'Hexagone. Ils se comptent sur les doigts d'une main : Pierre Restany pour les Nouveaux-Réalistes, Catherine Millet pour l'Art Conceptuel, Jean Clair pour sa personnalité et ses compétences en qualité d'historien. Bien sîr, j'omets volontairement de la liste des philosophes comme Jean-François Lyotard, Pierre Lévy, Paul Virilio, Jean Baudrillard... appréciés hors de nos frontières, mais qui ne sont pas en ce qui les concerne, à proprement parler, des critiques ou des historiens d'art. On peut bien montrer du doigt les moutons noirs qui mettent en accusation l'art contemporain : Luc Ferry, Jean-Philippe Domecq, Marc Fumaroli, Jean Clair, Jean Baudrillard... et, en pointant le doigt par-dessus l'Atlantique, Hilton Kramer. Cela ne change rien à l'affaire : l'art contemporain est bien ce qu'il est, et ce qu'il représente, et ce n'est pas les cris d'orfraie que soulèvent, ici ou là, sa mise en cause qui sont susceptibles de changer en quoi que ce soit sa nature profonde !

"L'absence de signification de l'art contemporain n'est en tout cas pas rapportée à une atomisation de la signification qui rendrait l'accès aux œuvres difficile, voire impossible à ceux qui ne possèdent pas la règle du jeu ou les codes nécessaires. Elle est au contraire liée au caractère purement formel et vide d'une activité devenue la propriété et la chose d'une élite restreinte qui s'en sert pour affirmer sa propre distinction." Dans les développements récents de la polémique, les tenants de l'art contemporain, à bout d'arguments, brandissent l'étendard de la modernité la plus avancée dont ils s'approprient d'ailleurs bien abusivement le label, ce qui est un comble quand on connaît la nature des pratiques artistiques quelque peu décalées et anachroniques qu'ils défendent depuis si longtemps, des pratiques où la peinture et des objets de type artisanal tiennent encore le haut du pavé... En suivant leur logique et leur démonstration, il apparaîtrait que celui qui s'avise d'attaquer l'art contemporain n'est (ne peut être...) par essence qu'un dangereux idéologue de droite ! Si elle n'était ridicule, cette façon de biaiser le débat, et finalement de l'évacuer, est indigne de l'honnêteté intellectuelle nécessaire à tout échange d'idées. Je garde le fervent espoir que ses auteurs s'empresseront sur ce point de reconnaître leur erreur et rectifieront d'eux-mêmes le tir aussi rapidement que possible.

Certaines attaques contre l'art contemporain orchestrées à l'ori-gine par la revue Esprit constituent par leur maladresse autant de verges offertes à l'adversaire pour se faire battre... la référence à des théories esthétiques savantes et à des pratiques ultra-conser-vatrices apparaissant plus comme des justifications laborieuses que comme des arguments pertinents, susceptibles par leur nature d'introduire le doute sur la validité de l'art contemporain et sa légitimité. Si l'on désire mettre en cause l'art contemporain avec quelque chance de succès, il faut se placer sur son propre terrain et, plutôt que de se référer à une esthétique "nostalgique", reformuler l'ensemble de sa problématique en lui opposant d'autres valeurs et d'autres expériences tout aussi contemporaines qu'il n'a pas su encore prendre en compte.

C'est ce que nous nous efforcerons de faire dans cet ouvrage à partir de notre position affirmée d'artiste, un artiste qui milite activement pour l'avènement d'un art actuel. Il est symptomatique que dans cette polémique les artistes soient restés aussi f’cheusement en retrait. Nous voulons parler des artistes "officiels" bien sîr, ceux qui hier étaient les plus bavards, des artistes qui, au temps de leur jeunesse, avaient pourtant montré un goît manifeste pour les positions critiques, la prise de parole et le combat d'idées. Le silence bétonné d'aujourd'hui a de quoi surprendre. Après la fièvre d'un moment et leur période Mao, ils sont tous retournés depuis à leurs chers travaux de peinture et de décoration appliquée. A ce sujet, l'émission de Jean-Luc Léon, Le marchand, l'artiste et le collectionneur, diffusée dans "Grand Format", le vendredi 4 octobre 1996 sur "Arte", s'est avérée riche d'enseignements. Les propos et les comportements de certains artistes présents dans l'émission démontrant bien, jusqu'à la caricature, que l'art contemporain à travers ses artistes les plus emblématiques n'est plus qu'une affaire de boutiquiers et de gros sous. C'est vrai que le maoïsme n'est plus tout à fait au goît du jour... C'est vrai que les déclarations enflammées de mai 68 ont pris un coup de vieux... Quoi qu'il en soit, sur le terrain des idées, l'absence politique et publique des artistes est éloquente en même temps que profondément regrettable. Puisque des professionnels appointés parlent, pensent et écrivent à leur place, les artistes qui ont réintégré le rang et rejoint le système auraient bien tort sans doute de se fatiguer inutilement... On ne scie pas absurdement la branche sur laquelle on est confortablement installé.

Dans le cadre des douzièmes Rencontres de Pétrarque organisées à Montpellier par "France-Culture" en association avec le journal Le Monde en juillet 1997, Françoise Gaillard, philosophe, a expliqué longuement qu'aujourd'hui l'avant-garde a perdu sa légitimité. Elle estime que la cause en est que l'avant-garde (mais peut-on dire qu'il existe encore une avant-garde dans l'art contemporain?) a perdu sa légitimité pour avoir abandonné sa double fonction critique, la première sur celle qu'elle exerçait contre l'institution artistique prompte à "récupérer aussitôt tout ce qui la met en cause", la seconde, celle qui visait la société, où la fin des idéologies a laissé les artistes en panne de projet. Elle rajoute à cette perte de légitimité une autre cause qui relève d'un phénomène plus banal : l'avant-garde s'est épuisée tout simplement parce qu'elle a été victime de son succès pour devenir "la nouvelle académie en place." La critique la plus insupportable pour les partisans de l'art contemporain est de s'entendre dire que l'art contemporain est un art sans public ! Ses "défenseurs" attitrés se récrient aussitôt et accusent, ultime injure, de "populisme" ceux qui la formulent. Tout le monde sait, depuis une éternité, que le critère du plus grand nombre ne veut rien dire. Et les "détrac-teurs" de l'art contemporain sont les premiers à le savoir. Les formes émergentes en art, du fait même qu'elles introduisent de nouveaux codes esthétiques, demandent toujours un nécessaire temps d'adaptation, d'intellection, d'assimilation...

Il faut se demander si l'échec de la haute culture et celui de l'art contemporain par voie de conséquence, ne tiennent pas au fait plus vraisemblable que ni l'un, ni l'autre, n'ont su inventer des formes spécifiques et originales représentatives de leur époque. Dans la rupture que nous vivons, il appartient précisément aux artistes, comme ce fut le cas à chaque époque, de trouver les codes spécifiques comme les outils adéquats qui permettront au public de s'identifier pleinement aux œuvres produites, facilitant nécessairement leur réception et leur assimilation. Le problème de l'art contemporain, c'est qu'il est resté enfermé dans l'espace clos des musées, tributaire de la "matérialité" d'un objet relégué à l'état de "fétiche". Il est tout simplement passé ainsi à côté de son époque et en a ignoré ses radicales mutations, victime de cette contradiction fatale qu'au moment où se multipliaient les vecteurs de communication grand public il s'est au contraire replié et refermé sur un public spécialisé d'initiés.
Parallèlement à l'art officiel en crise, il existe fort heureusement un art en émergence dans les réseaux, imaginatif et actif, pépinière de jeunes talents, avec lesquels il faudra compter. Ces jeunes artistes, toujours plus nombreux et expérimentateurs passionnés, appartiennent déjà à une autre culture. Ils utilisent les technologies modernes et Internet, et réalisent des installations multimédia. De nouvelles circulations de l'art prennent naissance et se constituent en dehors des itinéraires traditionnels et des lieux de pouvoir de l'art contemporain auxquels elles échappent totalement. Ces artistes, il n'est nullement nécessaire d'aller les chercher à grands frais aux fins fonds de l'Afrique, de l'Inde ou de la Chine, pour les mettre derrière une vitrine comme dans une foire-exposition. Les "magiciens de la terre" peuplent déjà aujourd'hui l'espace des réseaux télématiques, et pour qui a un minimum de curiosité intellectuelle, il est très facile de les rencontrer sans pour cela avoir besoin de se rendre à Kassel ou à Venise (pour les mondanités...). On aimerait que des historiens et des conservateurs d'art contemporain comme Catherine David, par exemple, dont la grande surprise aura été la nomination inattendue comme Directeur de la Documenta X, fassent leur examen de conscience. Qu'ils tiennent compte des erreurs du passé, et qu'après une reconversion, aussi tardive soit-elle, ils remettent courageusement en cause le système de l'art contemporain auquel ils ont eux-mêmes participé activement; qu'ils reconnaissent qu'il existe désormais une Histoire des arts de la communication et des technologies qui a été occultée par le système en place pour la seule et unique raison qu'elle ne répondait pas aux critères et aux impératifs du marché. Cet art a échappé non seulement à leur vigilance mais à leur simple attention, car il n'entrait pas en tant que marchandise négociable dans les zones d'influence du tout-puissant commerce de l'art. Catherine David a été dans son expérience à la Documenta confrontée elle-même à cette toute-puissance et a dî en subir les multiples désagréments, apprenant à ses dépens qu'on ne se dresse pas impunément contre le système de l'art contemporain quand c'est de lui que vous est octroyée précisément votre propre légitimité. Répondant à des questions sur la préparation de la manifestation, elle confie aux envoyés du Monde :
"J'ai eu des relations très difficiles avec certains artistes comme Hans Haacke dont je trouve le discours pas tout à fait en adéquation avec son comportement... Je crois que l'on n'est pas dans un jardin d'enfants et on ne peut pas laisser les artistes faire tout ce qu'ils veulent. On n'a donc pas pris les artistes officiels; cela n'a pas plu en haut lieu. Les pressions n'étaient pas minces : les galeries bien sîr, qui cherchaient à faire leur beurre, mais aussi le cabinet de l'ancien ministre de la Culture..."

Au sujet des thèmes et des axes qu'elle a choisis pour la Documenta X, sait-elle seulement que l'Art Sociologique anticipait directement avec ses différents manifestes et ses pratiques artistiques, sur son concept pour la Documenta X avec... trente ans d'avance seulement ? L'honnêteté élémentaire pour une historienne d'art requiert toujours de s'informer complètement et ensuite de citer les sources de ce qu'elle entend illustrer. Mais peut-être Catherine David n'avait-elle jamais entendu parler ni de l'Art Sociologique, ni de l'Ecole Sociologique Interrogative ? C'est vrai qu'il n'y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre... Dans ce cas, elle fera bien de réviser ses classiques. Le propos de l'Ecole Sociologique Interrogative (Hervé Fischer, Fred Forest, Jean-Paul Thénot) a été justement une pratique d'artistes ayant consisté, non pas à présenter des œuvres... mais à faire intervenir des intellectuels. Cette "école" a fonctionné à Paris durant plusieurs années dans les années 70, comme en attestent ses nombreuses publications de l'époque; elle a été un lieu où sont intervenus de Paul Virilio à Abrams Moles, de Pierre Restany à Vilem Flusser, d'Edgar Morin à René Loureau, d'Henri Lefèbvre à René Thom, et beaucoup d'autres encore : tout ce qui comptait à l'époque comme idées en gestation... et matière grise en ébullition.
Au fil des années, les artistes de recherche que nous sommes ont donc appris par la force des choses à se passer des structures et des théoriciens officiels du système de l'art contemporain, déterminés à faire eux-mêmes le travail de réflexion qui s'impose et accompagne toute démarche de création. Une chose est certaine : devant le vide du sens, il ne nous reste plus de notre côté qu'à "remplir". Le moment est venu d'occuper le terrain. Nous n'avons rien à demander. Nous n'avons rien d'autre à faire qu'à continuer le travail que nous avons commencé il y a déjà si longtemps. Nous n'avons plus qu'à remplir notre présent.
C'est l'évidence même. Ce sont les artistes qui décideront de ce que sera l'art demain et non les beaux esprits qui jargonnent dans les revues d'art, ni encore moins les fonctionnaires de la rue de Valois derrière leur bureau Empire.

C'est une série d'articles publiés par la Revue Esprit qui, à l'origine, a mis le feu aux poudres. Sur fond de crise, une furieuse polémique s'est donc déchaînée au sujet de l'art contemporain et occupe désormais l'œil du cyclone : une tempête dans un verre d'eau. Le microcosme, frappé de démangeaison, se livre soudain à une frénétique thérapie de groupe, pratique grégaire qui trouve son équivalent chez le singe : gratter le cul du voisin, tout en s'efforçant de se donner l'air intelligent, mise en évidence d'une crise de la pensée théorique, constat de la vétusté d'un appareil critique replié sur une position "historiciste" étriquée, coupée des réalités du monde, sans relation épistémologique avec les autres domaines de connaissance, appareil critique impuissant désormais à produire la moindre pensée originale, prisonnier d'un mode de fonctionnement purement tautologique.

Dans la querelle d'école qui fait s'affronter les "anciens" et les "modernes", nous ne sommes pas partie prenante. Nous renvoyons dos à dos les acteurs de cette confrontation dont les dés sont pipés, d'un côté, les défenseurs d'un art contemporain déconsidéré, de l'autre, les gardiens sourcilleux de dogmes périmés, ces derniers ayant au moins eu le mérite de mettre les pieds dans le plat, de dénoncer haut et fort l'imposture et de porter le débat sur la place publique. Dans ce combat qui se voudrait à fleurets mouchetés, le "canonnage" à vue remplace l'élégance d'esprit. Les coups bas ne manquent pas. Mais ce qui fait défaut et qui manque cruellement d'un côté comme de l'autre, c'est une réflexion approfondie sur les conditions mêmes dans lesquelles l'art, l'esthétique, la théorie de l'art, sont appelés à évoluer et à être profondément transformés.

Comment se présente la scène et comment se distribuent les rôles dans la polémique qui se joue encore actuellement, à la fois, comme un psychodrame et... un vaudeville ? D'un côté, les tenants du marché qui, devant les attaques frontales dont ils font l'objet, s'emploient à allumer des contre-feux : il faut faire en sorte que le sinistre soit circonscrit rapidement pour limiter les dég’ts. C'est au demeurant relativement facile en disqualifiant d'autorité l'adversaire, et en le condamnant d'emblée et sans appel. Il est facile en un tour de main et quelques formules bien scandées de le clouer au pilori en dévoilant ses positions "réac". De l'autre, les défenseurs distingués d'une esthétique néogrecque sortie de derrière les fagots pour la circonstance.
Compte tenu de ma longue expérience dans les domaines de l'art, aussi bien à l'université que dans le cadre des écoles des Beaux-Arts, je peux témoigner du désintérêt des nouvelles générations pour une production de type purement formaliste, vidée de sens, coupée de tout lien avec la réalité, une production à laquelle l'individu a du mal à s'identifier, à l'époque des mutations et des nouveaux repères qu'il tend à rechercher pour son propre équilibre. Les nouvelles générations aspirent tout naturellement à des valeurs de partage, d'échange, de solidarité active et de sens. C'est ce qu'elles attendent bien légitimement d'un art à la fois "ressourcé" à des valeurs fondamentales, mais aussi en phase avec leur environnement quotidien et technique.

Comment aujourd'hui mener un débat tant soit peu sérieux sur l'art sans se référer aux problèmes fondamentaux des représentations, d'espace et de temps qu'induisent les nouvelles technologies dans les pratiques artistiques ? Comment les protagonistes peuvent-ils prétendre faire avancer la réflexion en affichant un tel déficit d'information ? Outre ces lacunes, nous sommes aussi en droit de nous étonner de la faiblesse des positions théoriques ou de leur absence dans les discours respectifs, purement "histo-ricistes", tout juste réactualisés avec cinquante ans de retard, et dont Duchamp constitue à terme la dernière nouveauté... Le tout est d'une affligeante inconsistance. Comment développer des problématiques se référant à l'art au seuil du XXIème siècle sans jamais faire allusion, tant soit peu, à la systémique, aux sciences de la cognition, aux théories du chaos et de la complexité, à l'intelligence artificielle, sans même un seul instant mettre en avant les formidables développements de l'informatique et des réseaux de communication ? Quand on sait combien tous ses domaines sont directement liés au propos intrinsèques et fondamentaux de l'art... Tant d'inconséquence nous laisse perplexe !

Quoi qu'il en soit, la polémique fait rage. Nous devons résister coîte que coîte à la tentation d'y participer. Coincé entre les "anciens" et les "modernes", nous serions vite laminés. Nous tomberions sans défense dans les pièges de la sémantique spécialisée. En effet, pour se hisser au niveau de référence affiché par les uns comme par les autres, il faudrait aller déterrer Monsieur Kant lui-même ! Monsieur Kant, comme juge de paix qualifié, pour régler les litiges d'ordre esthétique. Comme si le Monsieur Kant en question (qui rédigerait vraisemblablement aujourd'hui la Critique de la raison pure sur Power-Book, calé au-dessus des nuages dans son siège Concorde, en fibre de carbone...) comme si, donc, ce Monsieur en question pouvait avoir, aujourd'hui, la même idée du "Beau" et du "Sublime" que deux cents ans plus tôt à Koenigsberg sous sa lampe à huile... That is the question... Demander à Kant de nous éclairer sur une esthétique au moment de la mort de l'art serait un peu comme si nous demandions aux chercheurs en physique moderne de fonder la vérité scientifique d'aujourd'hui sur Ptolémée... ou même sur Newton. Certes le "Beau" implique selon Kant l'unité de nos facultés "représentatives" : sensibilité, imagination, entendement, ce "Beau" qui, avec le "Sublime", incarne le "symbole du bien moral" assurément. Mais pouvons-nous encore, en toute rigueur intellectuelle, évaluer ce que deviennent pour les individus que nous sommes ces facultés "représentatives" dans un environnement hautement technologique, une société dans laquelle se multiplient les prothèses en tous genres, les interfaces diverses et même l'assistance informatisée à l'exercice de notre propre pensée ?
Ces conditions inédites changent de façon fondamentale notre rapport au monde, ses formes de représentation, notre façon de l'appréhender, de le sentir, de le comprendre, de le vivre. Par voie de conséquence, elles changent l'art lui-même, par leur influence directe sur l'imaginaire et le symbolique de notre époque.
L'expérience historique montre que les dogmes sont toujours dépassés et que l'académisme, l'observation étroite des traditions, est en définitive stérile : "Il n'y a et il ne peut y avoir aucune science du beau." Au-delà des références de l'Histoire de l'art et des citations qu'on nous assène, au-delà des vaticinations et des faux débats sur l'art contemporain, de véritables questions s'imposent à la réflexion. Ces questions sont innombrables.
Pour l'exemple, nous en saisirons une au hasard parmi des centaines d'autres, celle de l'introduction dans un objet technologique d'une partie du cognitif biologique ! Cette condition réalisée dans les domaines de la vie artificielle s'avère lourde de conséquences. Elle induit tout naturellement le développement d'une autre forme d'esthétique, ce qui nous amène à considérer qu'il y a dans les œuvres d'art un "désir", une "condition latente" (et quelque fois manifeste...) d'autonomie, qu'il y a lieu désormais de "concrétiser", ou tout au moins, une grande probabilité de le faire "se concrétiser" par la mise en œuvre d'outils informatiques que l'artiste peut convoquer et utiliser, comme il utilisait le pinceau ou le burin hier... Un glissement fondamental s'opère alors : le vivant n'est plus "représenté" : il "se présente" lui-même. Cette situation inédite pose très directement la question des systèmes de représentation dans nos sociétés. Effectivement, s'il s'agissait de mettre en place, antérieurement, un système de représentation au moyen des images fixes ou animées sur un plan à deux dimensions, où un artiste (le modélisateur) avait cette fonction en traçant un certain nombre de signes, le problème devient "autre" maintenant, de toute évidence pour le moins "différent". Car si l'artiste (le modélisateur) se trouve intégré lui-même dans le modèle en tant que système, sa position hors du champ de la représentation n'est plus possible !

Louis Bec, artiste et zoosystémicien distingué, en même temps que fin humoriste, attire avec beaucoup de pertinence notre attention sur ces problèmes cruciaux et avance le concept d'une "esthétique de l'autonomie", esthétique qui s'avère l'expression d'un système complexe en interaction produisant du "quelque chose" - ce qui n'est pas forcément du "n'importe quoi", comme certains en accusent l'art contemporain - et, ce faisant, s'affirme en tant qu'entité, avec, en arrière-plan, toutes les questions que soulèvent la culture informatique et, plus congrîment, les problématiques de l'intelligence et de la vie artificielle.

Mais revenons à Kant : pour le philosophe, l'espace est une intuition a priori, qui sert de fondement à toutes les représentations extérieures. Selon Kant, comme le souligne Philippe Quéau, on ne peut donc jamais se représenter qu'il n'y ait pas d'espace. L'espace n'est plus une condition formelle, il est la condition subjective de notre sensibilité. L'espace ne représente ni une propriété des choses en soi ni ces choses dans leurs rapports entre elles. Il est la condition préalable de la relation du sujet aux choses.

Mais voilà que dans les mondes virtuels, générés par le fait informatique, l'espace n'est plus une forme a priori ! Il est lui-même une image, formalisée numériquement. L'espace n'est plus un substrat intangible. Il est un objet modélisé en interaction avec d'autres objets modélisés, ayant sa réalité propre.

Dans le contexte de notre modernité, comment fonctionnent encore les catégories définies par Kant ? Que deviennent les "facultés représentatives" quand elles se trouvent confrontées aux mondes virtuels, aux images "intelligentes" qui nous "regardent", aux chimères de la simulation, aux performances troublantes de l'intelligence artificielle ? Autant de questions au cœur des problèmes de l'esthétique et de la pratique artistique qui nous préoccupent ici, des questions qui paradoxalement ne sont jamais prises en compte, pas même en filigrane, dans ces polémiques vaines, qui visent prétendument (prétentieusement ?...) à amorcer une réflexion sur l'art contemporain, questions essentielles pourtant, spectaculairement absentes d'un débat d'école, bouclé sur lui-même, centré sur les points de fixation habituels, dont Duchamp constitue, encore, la figure emblématique avec plus d'un demi-siècle de décalage sur la pensée en marche...
Une esthétique contemporaine ne peut se concevoir sans la prise en compte de données propres à notre époque et aux mutations qui l'affectent. La tentation est grande de feindre de les ignorer, de leur opposer la nostalgie du paradis perdu, des valeurs plus "primitives", ou bien encore des valeurs sîres et reconnues, appartenant à un passé révolu, si ce n'est des valeurs fabriquées et imposées de toutes pièces dans le contexte mercantile par les opérateurs du marché de l'art eux-mêmes. Nous ne sommes pas les seuls, ni les premiers, à penser qu'il est sans doute utile de connaître et de maîtriser la pensée de Kant, de Baltrusaïtis, de Panofsky, de Francastel, de Benjamin... si l'on désire engager une réflexion approfondie sur l'art actuel et émettre des opinions sur le sujet. Par contre, est-il vraiment sérieux de prétendre vouloir le faire, si l'on n'est pas également familier de James Gleick, Marshall McLuhan, Marvin Minsky, Paul Watzlawick, Douglas Hofstadter, Norman Spinrad, Vilem Fl¸sser, Mario Costa, Paul Virilio, Pierre Lévy, Ervin Laszlo, Benoît Mandelbrot, Ilya Prigogine ? J'en passe et des meilleurs ! Des noms, des références, des théories, semble-t-il, ignorés des cénacles de l'art contemporain et de la pensée qu'ils distillent...

On peut se poser alors la question (et là je pèse mes mots...) de la compétence de ceux-là mêmes qui occupent des postes de responsabilité au sein de la critique d'art comme des institutions culturelles en matière de création actuelle. Bien sîr, on peut toujours suggérer des stages de recyclage pour les moins doués, des sessions de formation et de rattrapage ou encore des cours du soir. Mais peut-on inculquer l'esprit de curiosité, d'engagement et de recherche, à ceux qui manifestement hélas ! en sont totalement dépourvus et se contentent de singer ce qui vient de l'étranger, de consommer l'art au jour le jour, repliés sur les valeurs établies de l'histoire ou le confort du marché et de ses modes ? Revenons à Kant.
Revenons à la tentative de circonscrire le "beau" en recourant à des "jugements du goît". Comment ses "jugements du goît" s'appliquent-ils avec pertinence ou sont-ils seulement en mesure de s'appliquer sur la production de l'art contemporain ? Que signifient-ils aujourd'hui et qu'impliquent-ils ? Revenons à l'unité des facultés "représentatives" : la sensibilité, l'imagination, l'entendement. Avec un peu de persévérance, nous déboucherons sans doute sur le "Sublime et le Symbole du Bien moral" ! Selon l'étymologie, le terme esthétique désigne la connaissance du "sensible". Il ne s'agit pas de disserter à perte de vue sur une catégorie abstraite. L'esthétique revendique le projet d'appréhender ce qui constitue pour une société donnée, à un moment donné de sa propre histoire (en l'occurrence, la nôtre...), le monde qui lui est sensible...
Aujourd'hui l'esthétique ne peut plus se limiter à une théorie philosophique du "Beau", ni à une phénoménologie de la perception, ni à une psychologie expérimentale, encore moins à un discours "historiciste" et "universitaire" sur l'art. Il s'agit plutôt de chercher à cerner, à comprendre, à observer comment ce monde du sensible affecte directement les individus que nous sommes dans un environnement devenu hyper-technologique. Certes, un effort nous est nécessaire pour "conscientiser" ce monde sensible, pour le "réactualiser", car le monde qui nous est propre est encore celui qu'une acculturation millénaire nous a conditionnés à voir. Une esthétique purement formelle ne suffit plus pour rendre compte de l'esthétique d'ici et maintenant.

En même temps qu'un élargissement, qu'une investigation à d'autres disciplines et domaines de connaissance, il nous faut procéder à des croisements, des hybridations de pensée. Nous vivons dans un monde où tout est interdépendant, intimement imbriqué, un monde dans lequel les phénomènes météo (les coups d'aile d'un papillon ici et leurs imprévisibles conséquences, là-bas, à des milliers de kilomètres...), biologiques, psychologiques, économiques, politiques, sociaux, environnementaux, sont étroitement liés. Nous le constatons; nous le vivons au quotidien, à travers des modifications sensibles et successives de nos systèmes de valeurs et de pensées, de nos perceptions. Nous passons d'un système mécaniste de la réalité à une vision complexe et holistique de celle-ci. Le développement des technologies électroniques, la structure en maillage des réseaux de communication, nous introduisent dans d'autres modes de relation au monde, dans d'autres schèmes de pensées. Les recherches les plus avancées de la physique moderne "réactivent" les contenus des traditions mystiques les plus anciennes. L'art est appelé lui-même à répondre à des attentes qui récla-ment du "sens", s'ouvrant sur des aspirations où les dimensions éthiques et spirituelles sont fortement réclamées.

Nous ne pouvons plus nous satisfaire de ces modèles factices ou de ces grands récits qui ont fait leur temps et que bien souvent l'Histoire elle-même, après coup, s'est empressée de rectifier. Que ce soit dans les domaines de la philosophie, de la politique, de la morale, de l'art et donc de l'esthétique, nos repères vacillent. Nous sommes les premiers à penser que ce n'est pas pour autant que tout est à rejeter systématiquement dans l'art contemporain. Ce ne sont pas les individus, dont certains n'ont pas démérité, qui sont à mettre en cause, mais un système dominant particulièrement pervers... Vivre et créer aujourd'hui ne signifie pas (fort heureusement...) pour autant que l'on appartienne au système de l'art contemporain qui désigne avant tout une caste, un clan, un réseau de complicités dont les laissés-pour-compte sur le bord du chemin sont les plus nombreux. Aussi refusons-nous la seule alternative que nous proposent les acteurs de cette polémique, alternative qui se réduirait soit à rallier les croisés de la tradition pure et dure, soit à rejoindre, résignés, les marchands du temple.

Dépouillé des alibis sécrétés par son appareil idéologique, l'art contemporain doit affronter finalement la question centrale : celle de sa justification et de sa légitimité esthétique. Qui juge du BeauÝ? Gérard Slama, essayiste, pense que "c'est trop souvent hélas, le marché et ses réseaux, maîtres de la circulation des œuvres", ce qu'il déplore profondément. Opinion que nous partageons nous-mêmes, avec beaucoup d'autres encore... sans l'ombre d'une hésitation...