1 - PERCEPTION ET ESTHETIQUE

Comment voyons-nous et sentons-nous les choses ? Dans les années 60, les théoriciens de la connaissance ont soutenu avec force contre les affirmations des tenants du néo-positivisme que la perception n'est jamais neutre et passive, mais bien au contraire chargée d'un bagage théorique et culturel qui conditionne la manière dont toute expérience visuelle est ressentie. La perception se trouve être commandée d'une certaine manière par des connaissances acquises et tributaires des systèmes de notation à l'aide desquels ces connaissances se communiquent par des langages spécifiques. Gaston Bachelard avait déjà très largement défendu ce point de vue en son temps. Les langages de l'art, qui ont pour propos de traiter et de rendre compte de la nature de ces qualités perceptives, peuvent recourir à des formes très variées, en même temps que très complexes. Mais nos façons de les saisir dépendent en grande partie de la culture qui a exercé à travers la société son influence sur les expériences des individus. Le problème qui se pose est celui de savoir quelles sont les possibilités "interprétatives" d'une œuvre, quand nous appartenons à une culture donnée, et cela en laissant de côté tous les questionnements que pourrait soulever de surcroît une approche cognitive. C'est sur ce point précis que se pose à un moment de changement de culture notre rapport à l'art et l'interprétation qui peut en être faite, notamment pour les oeuvres de caratère technologique. Après l'ère de masse et celle de la vitesse (Paul Virilio), nous entrons dans celle de la réalité virtuelle et de la "profondeur", comme la baptise Derrick de Kerckhove, une ère qui situe l'individu dans un rapport proprioceptif au monde. Une perception plus que "visuelle", une perception plus que "tactile". Une perception située bien au-delà de notre champ de vision, des limites physiques de notre peau; et qui donne à l'individu une multisensorialité étendue à l'ensemble des relations d'information dans le traitement que nous entretenons avec l'espace cybernétique. Cette perception se définit autant dans les échelles de grandeur du "micro" que du "macro" avec pour conséquence un effet induit de globalisation qui se traduit aussi bien dans la dimension planétaire, par exemple dans le commerce électronique, que dans la psyché de chaque individu que nous sommes. Cela dans un environnement qui est en passe de devenir notre environnement social "électronique", comme l'extension de notre propre corps physique. Cette "enveloppe" des technologies interactives est ce fameux cyberespace, milieu dans lequel l'humanité tout entière est appelée à baigner, espace dans lequel les réseaux innervants constituent les vecteurs d'interactions instantanées, multisensorielles.
Nous sommes à un moment charnière de l'Histoire à partir duquel s'amorce, par effet de bascule, une nouvelle façon de représenter le monde, de le visualiser et, par conséquent, de le comprendre et de le sentir.
Le monde est fait d'ondes, d'oscillations et de rythmes. On sait maintenant, grâce à la théorie relativiste que le champ des quanta se constitue à partir d'oscillations que répètent la création et l'abolition de particules. Ces connaissances scientifiques ne font que valider ce que l'intuition, et particulièrement celle des artistes, exprime depuis toujours. Les artistes de l'Esthétique de la Communication ont été particulièrement sensibles à cette dimension des rythmes, de leur "invisibilité", qu'ils ont traduite dans leurs actions. Nakamura Yûjiro, philosophe japonais, écrit à ce sujet : "Ce qui m'a inspiré, c'est que le mouvement le plus fondamental du cosmos n'est rien d'autre qu'un phénomène typique des "systèmes non linéaires avec rétroaction". Pourquoi un système rétroactif donne-t-il une oscillation rythmique ? Parce qu'une énergie déterminée qui sert de déclencheur coule constamment dans le système muni d'un dispositif d'autorégulation du cours de l'énergie."

La technosphère, en multipliant les systèmes de
communication entre les individus, joue le rôle de caisse de résonance, d'amplification et de relais de ces rythmes. Aux rythmes naturels, s'ajoutent ceux que l'Homme lui-même impulse à travers des énergies qu'il déploie et des "oscillateurs" qu'il crée, notamment avec la multiplication des technologies. Les constructeurs des cathédrales concevaient leurs édifices comme des caisses de résonance susceptibles d'amplifier des vibrations et de transmettre des énergies cosmiques, vitales et spirituelles. L'artiste plasticien s'exprime par des formes, des couleurs, des volumes, en établissant des "correspondances" entre ces différentes composantes. Le musicien travaille depuis toujours d'une façon plus spécifique sur le "rythme". En anticipant, nous imaginons aisément des formes d'art nouvelles qui seront des champs d'oscillations "rythmant" le temps et l'espace, en utilisant toutes les ressources offertes aujourd'hui par les ordinateurs. On peut déjà considérer qu'Inter-net dans sa compléxité même constitue en soi d'une façon généraliste un système pouvant servir de modèle "formel" à ce type d'oeuvre à venir. Comme nous l'avons imaginé et réalisé nous-mêmes, des œuvres peuvent être conçues dans l'espace de l'information utilisant ses "immatériaux" en les développant sous forme de tempos et de séquences. A travers un réseau comme celui d'Internet, n'est-ce pas déjà ce qui arrive tous les jours dans les synchronisations temporelles et a-temporelles des machines à communiquer et de leurs milliers d'utilisateurs dans le cyberespace ? Internet peut lui-même être imaginé comme une sorte de super-oscillateur, un cœur cybernétique de l'humanité, dont les pulsations, les fréquences et les échanges constituent la somme de tous les êtres et des organismes vivants.

C'est une sage attitude d'estimer que la réflexion sur l'art doit partir, non de la philosophie et de son projet globalisant, mais des œuvres elles-mêmes. Le concept d'art par son propos généraliste finit par dissoudre la singularité intrinsèque de l'œuvre d'art.
Le fait que la création artistique s'exprime dans des procédures non discursives constitue bien une mise à distance du langage conceptuel et de la pensée classificatrice. Une fois encore se pose la question de savoir si l'ambition de fonder une théorie générale de l'art correspond à quelque chose. Il y a, dissimulée derrière un tel projet, comme la vanité d'un savoir cherchant à imposer une vision absolue pour la plaquer artificiellement et arbitrairement sur les oeuvres comme système de sens. Il faut en revenir à des notions plus pratiques, je veux parler de la jouissance, du plaisir, de l'émotion, du trouble...
ressentis devant l'œuvre. Il faut renoncer à la tentation de vouloir toujours trouver une définition de l'art, afin d'échapper au risque, toujours réel, de s'enfermer dans des problématiques qui ne présentent au final que le risque supplémentaire d'une perte de sens. Ceci dit, il reste encore à aborder le problème, toujours en suspens, de savoir en quoi consiste ce "fameux" plaisir esthétique. Pour nous, il est évident que ce plaisir relève d'une forme de jouissance qui nous amène à nous "reconnaître" dans l'autre comme sujet. La jouissance est une subjectivité partagée en même temps que la conscience de ce partage : ce que Vilém Flusser avait été amené à théoriser et à synthétiser sous une forme dynamique en introduisant le concept d"intersubjectivité".
On peut considérer que la nature de cet état particulier où s'origine le plaisir esthétique est très proche de ce qui se ressent et se partage dans l'expérience amoureuse. Cela veut dire que l'œuvre est éprouvée comme un "événement". Il ne s'agit pas là d'un simple énoncé de caractère métaphorique, d'une figure de pur style. Cela vise au contraire à signaler d'une manière informative que, dans l'œuvre, quelque chose se passe, induisant d'emblée l'idée d'un espace dynamique où sont mis en œuvre des jeux de force, un champ de tensions privilégié dans lequel s'élabore, par une alchimie propre à l'art, ce plaisir qui lui est spécifique : le plaisir esthétique. Si, comme nous le croyons très intimement, le plaisir esthétique est lié à un processus donné qui fait qu'un sujet identifié "reconnaît" un autre sujet à travers une œuvre et, en poussant encore plus loin cette logique, qu'un sujet donné se "reconnaît" dans l'autre comme sujet dans le même temps, nous serons fondés à comprendre alors le rôle que pourront jouer au titre de l'art les nouvelles technologies interactives, dans l'activation de ces processus et à comprendre comment, au-delà des schémas traditionnels et du concept arrêté d'œuvre d'art, des dispositifs techniques de mise en relation peuvent multiplier et créer soudain sous d'autres formes les conditions mêmes d'une reconnaissance de l'autre et le partage des subjectivités. Il s'agit là, dans le domaine esthétique spécifique, d'espérer un élargissement des catégories antérieurement reconnues, sur la base admise que l'œuvre est toujours vécue comme le lieu d'un événement.
Les œuvres dites d"art technologique" qui, dans la plupart des cas, ne présentent plus, du point de vue de la tradition, le faisceau des critères de base habituels, sont, bien sûr, éminemment suspectes. En effet, ces oeuvres ne répondent plus aux conditions minima courantes de reconnaissance attestant à la fois de leur fonction "décorative" attendue, de la matérialité tangible de l'objet, de la lisibilité des contenus à travers les systèmes de décryptage classiques élaborés par la critique et les historiens d'art. Autant de qualités intrinsèques et premières qui garantissent, au préalable, les conditions pratiques de l'exposition publique ou privée et, il faut bien le dire, leur reconnaissance comme "objets" de commerce, susceptibles d'être négociés sur le marché de l'art contemporain.

Pour ces nouvelles formes d'oeuvre, il faut bien considérer que, leur nature étant précisément de l'ordre de l'insaisissable, de l'éphémère, du transitoire, du ponctuel, de l'hétérogène, de l'immatériel...
le statut traditionnel de l'oeuvre d'art se trouve être remis brutalement en question. Un statut dont la "cristallisation" et la "densification" sous forme d'un objet tangible avait surtout pour avantage de nous rassurer et d'exorciser notre angoisse existentielle de la mort, en raccordant l'ego de tout un chacun à un objet "tangible et bien palpable", comme une promesse (d'aill-eurs bien aléatoire et illusoire...) d'éternité.

Le système économique de l'art contemporain fonctionne encore tout entier sur une économie fondée sur les échanges d'objets matériels : tableaux, sculptures, lithographies, dessins... La situation veut que la société actuelle, dans ses forces les plus dynamiques et innovantes, soit déjà quant à elle engagée dans une économie dite de pure information, reposant sur un échange de biens immatériels. L'information boursière, la plus volatile et la plus éphémère denrée qui soit, est devenue aujourd'hui une "matière" économique de tout premièr plan. Les prostituées ont déjà adopté pleinement l'immatériel de la société d'information quand elles vendent des fantasmes par téléphone à des consommateurs qui les règlent, à distance, avec des cartes de crédit. On appelle cela aussi la société de service, un service dont les horizons sont maintenant à l'échelle planétaire. Il va bien falloir un jour que les artistes dits d'art contemporain se mettent enfin eux-mêmes au diapason, qu'ils réglent une fois pour toute leur compte aux tendances nostalgiques et régresssives qui les habitent encore. Il est pour le moins paradoxal de constater que le plus grand nombre d'entre-eux se maintiennent encore dans des pratiques artistiques ancestrales et artisanales. Est-il possible d'imaginer raisonnablement que la médecine moderne ait pu en être restée aux scapels de Paracelse, ignorant tout du laser, du scanner et du monitoring ? Pourquoi et sous quel prétexte aberrant, voudrait-on maintenir l'art dans une situation figée en-dehors du champ d'évolution de notre environnement ?
Les œuvres d'art technologique sont plutôt du côté du présent. Elles parient plus sur la magie du "temps réel" que sur la séduction et les incertitudes de la mémoire. Elles appartiennent déjà "organiquement" et "temporellement" à une pensée en mouvement, une pensée du flux, du fluide et de la transformation, une pensée qui ne capitalise plus sur les délices d'une immortalité prévue d'avance et définitive, mais sur une émergence et une renaissance, en perpétuel devenir.
Quand désormais, tout autour de nous, se trouve visualisé et visualisable sur des écrans de toutes sortes, de toutes tailles, notre rapport au monde s'en trouve fondamentalement modifié. Ces "représentaions" au quotidien ne restent plus des icônes neutres, des "lucarnes" ou des "fenêtres" qui nous permettent d'assister passifs, en voyeurs en quelque sorte au spectacle du monde. Elles constituent des "fragments" de vie qui nous sont restitués en temps réel et à distance, avec lesquels nous pouvons entrer en
communication et agir sur eux en créant une relation interactive.
Ce "repositionnement" radical de notre rapport à l'espace et à la présence des autres à distance réactivée par des processus croissants d'électronisation stimule et accroît notre curiosité pour les autres.
Avec la multiplication des
communications, l'isolement physique de l'individu (quoi qu'on en dise...) se trouve rompu, sans pour autant que l'individu se voit privé de sa libre autonomie. Echappant de fait à l'enchaînement que constitue la contrepartie obligée de ses liens à une communauté donnée...
Pour ainsi dire, protégé par une garantie d'anonymat, sans se voir renvoyé systèmatiquement à la solitude, et cela à la seule condition de conserver l'entière initiative et le contrôle de ses connexions aux réseaux. Cette électronisation des échanges et des contacts, en se généralisant, réconcilie la ville et la campagne et finalement...
nous raccorde à tous les territoires du possible. La cité tout entière, à notre décision, peut répondre à notre appel pour nous joindre dans notre lieu de vie, qui reste encore, selon notre libre arbitre, lieu préservé de notre intimité...
Magie des télé
communications, quel que soit le lieu où nous nous déplaçons, nous pouvons désormais communiquer à travers les réseaux planétaires : dans la voiture, la rue, le train, l'avion, voire au milieu du désert pour peu que nous disposions d'un téléphone modulaire. Cette électronistion généralisée réconcilie le local et le global : "C'est par leur immensité que les deux espaces, l'espace de l'intimité et l'espace du monde, deviennent consonants. Quand s'approfondit la grande solitude de l'Homme, les deux immensités se touchent, se confondent...".
L'individu "actif" des nouvelles technologies de
communication et l'artiste de l'art actuel s'inscrivent dans une nouvelle culture, une culture nomade, une culture qui ne repose pas tant sur l'accumu-lation de biens fixes que sur la capacité pratique à communiquer tous azimuts.

Dans cette culture cette faculté "expressive" de communiquer devient synonyme d'épanouissement personnel dans un rapport actif et activé avec les autres. Elle constitue un facteur déterminant de la relation sociale avec les autres comme ont pu l'être, en d'autres temps, le point d'eau et la place du village. Ce qui en en prenant le contre-pied s'oppose à ce prétendu isolement auquel nous contraindrait l'usage généralisé des machines à communiquer dans la société qui s'annonce.

Devant cette révolution, il serait absurde également de vouloir entretenir la fausse querelle qui oppose l'écrit à l'image, le papier à l'écran. Il faut envisager les développements d'une culture de l'image, d'une culture de l'écran, au regard d'un aménagement progressif de la culture de l'imprimé. La diversification du support des écrans se fera progressivement comme elle s'est faite pour le support papier qui, selon la situation ou la fonction recherchées, a adopté chaque fois des formes appropriées et multiples.
Ce qu'il faut par contre retenir dans cette hypothèse ce sont les conséquences majeures qui peuvent en découler pour l'être humain.
L'observation que nous en faisons nous permet de constater déjà rétrospectivement que l'usage de l'écrit a induit finalement dans nos systèmes cognitifs, nos façons de penser, d'appréhender le monde, de le représenter, et de structurer notre organisation sociale. Ce constat nous amène à imaginer que la généralisation des écrans, sans que nous puissions encore, faute de recul, en évaluer l'impact exact, peut avoir des conséquences au moins aussi importantes. Les milieux de l'art et les artistes eux-mêmes ne peuvent pas raisonnablement rester plus longtemps étrangers à des problèmes aussi fondamentaux, les négliger ou s'en désintéresser.

Les artistes sont des individus comme les autres, soumis aux mêmes conditions que leurs contemporains, mais il entre dans leur responsabilité propre d'anticiper les formes à venir, le sens à donner à leur société, le symbolique à produire, ici et maintenant. La multiplication des nouvelles technologies, l'hybridation de l'informatique et des télé
communications constituent un phénomène dont l'implication se situe bien au-delà de la simple expression du progrès technique. La "révolution numérique" s'appréhende comme une véritable révolution sociale et culturelle qui affecte notre perception esthétique et notre relation sensible à l'environ-nement.
Les nouvelles technologies numériques de l'image marquent l'avènement d'une nouvelle étape "plastique". Si les médias "ana-logiques" avaient vocation à rester en quelque sorte en "surface" des choses, les traitements numériques introduisent une dimension supplémentaire à la représentation visuelle, une dimension qui s'enrichit du potentiel des capacités cognitives et heuristiques. De ce fait, la nouvelle forme d'intelligibilité des images entraîne un nouveau mode de perception visuelle partagé, entre une fonction synthétique de l'information qui relève des sens physiologiques (la vue, l'ouïe, le toucher) et une fonction analytique relevant d'un traitement rationnel qui épouse les formes du discours ou du texte. Longtemps dévolue et restreinte au domaine du sensible, la représentation visuelle contribue maintenant à une connaissance qui relève d'une certaine forme de rationalité. Ce glissement culturel du visuel a pour résultat premier de modifier la nature des frontières traditionnelles qui séparaient jadis le domaine des arts de celui des sciences. L'audiovisuel n'est plus réservé prioritairement au "distractif" et au "ludique". Il constitue un outil spécifique qui nous permet aujourd'hui, tant par la radiologie numérique, et le scanner que par l'intelligence artificielle, d'accéder à un autre type de "connaissance" par l'image. Si l'artiste revendique un nouveau statut dans son rapport aux sciences (le statut d"artiste-ingénieur", de Léonard de Vinci à... Piotr Kowalski), le scientifique, de son côté, revendique dans certains de ses travaux et les images qu'il manipule la présence du fait esthétique.
Nous ne sommes pas en mesure de tout comprendre, de tout expliquer de ce qui va changer dans l'art. Les tendances "officielles", soutenues et financées par le marché et les institutions publiques vont elles s'infléchir, survivre ou disparaître ? Il s'agit de mener ensemble une réflexion critique et théorique à partir de données objectives, et surtout d'expériences personnelles, une réflexion pour tenter de comprendre ce qui dans l'art reste semblable, et en même temps ce qui change profondément par rapport à la théorie esthétique. Il est fondamental aujourd'hui de tenter de saisir comment le statut d'œuvre tend à se déplacer, comment des pratiques artistiques nouvelles émergent et se démarquent de la tradition en utilisant les nouvelles technologies.
S'il n'est pas dans nos intentions de taire le moins du monde les critiques que nous adressons à l'art contemporain ou de les édulcorer, nous désirons toutefois dépasser le stade des vaines querelles sucitées par les polémiques en cours, nous positionner de façon délibérément positive et optimiste. Rien ne sert de s'éterniser outre mesure sur les errements d'un passé sur lequel nous ne pouvons plus agir. Il faut essayer de construire, et appeler tous les artistes à se fédérer et à se réunir, à mettre en commun leurs espoirs et leurs efforts pour tendre vers un monde qu'ils auront les premiers contribué à modeler, sans s'en remettre aux autres et aux aléas des circonstances pour que soit pris en charge leur destin.

Les artistes doivent commencer par prendre conscience qu'ils constituent à eux tous une force créatrice et morale de tout premier plan, et que cette force ils peuvent désormais la manifester, la faire reconnaître et respecter. Au lieu de la gloire posthume qu'on leur promet, toujours généreusement, ils doivent exiger et imposer qu'un minimum décent de considération et de moyens leur soient octroyés par la société. Non pas pour apparaître comme une catégorie supplémentaire "d'assistés" mais pour revendiquer une place citoyenne et constituer, éventuellement, un groupe de pression, participant activement aux orientations et aux choix de la société. Les individus, les citoyens, les artistes, disposent dans la société d'information et de
communication telle qu'elle existe de leviers d'actions qui peuvent faire en sorte que leur condition soit perçue socialement de manière autre par la collectivité et changée. Ils doivent avoir l'imagination de ces moyens, se les approprier et les mettre en œuvre. Il ne tient qu'à eux de le vouloir, de l'entreprendre et de le faire. Le contexte technologique et communicationnel, et à la fois les compétences qu'ils acquièrent dans la nouvelle société qui s'installe, sont susceptibles de leur offrir un statut qui ne sera, ni celui de fou du roi, ni celui d'ingénieur des loisirs, mais d'une manière plus valorisée celui d'un véritable repère du sens.
Le concept théorique de base sur lequel s'originent les arts du futur est bien le concept d"événement". Mario Costa le dit lui-même quand il énonce les principes qui fondent l'Esthétique de la Communication :
"L'esthétique de la
communication est une esthétique d'événement.
L'événement est ce qui se soustrait à la "forme" et qui se présente comme flux spatio-temporel ou processus dynamique du vivant."
L'événement est donc ce qui se "soustrait" à la forme. En tout état de cause, la présence de l'événement exclut automatiquement celle de l'œuvre d'art, si nous cherchons dans celle-ci, comme l'a fait en général la tradition métaphysique et esthétique, une "ma-tière informée", un composé de matière et de forme. Si l'événement se soustrait à la forme, cela signifie en l'occurrence qu'il se soustrait au principe même de la forme-matière et donc au principe même de l'œuvre.
Dans son ouvrage Der Urspring des Kunstwerkes en 1936, Heidegger écrit : "L'esthétique assume l'œuvre d'art comme un objet, et précisément comme l'objet de l"Aisthesis", de l'appréhension sensible dans le sens le plus large".
Aujourd'hui, cette approche prend le nom d'expérience vécue. La matière dont l'Homme fait l'expérience de l'art en détermine l'essence. L'expérience vécue a valeur de critère originel non seulement de la jouissance artistique, mais de la production même de l'art.
"Tout est expérience vécue. Mais peut-être l'expérience vécue est-elle l'élément dans lequel l'art est en train de mourir".
Cette remarque d'Heidegger nous paraît utile pour étayer notre propos. En effet, qu'est-ce que l'événement artistique auquel se réfère l'Esthétique de la Communication sinon le corollaire voulu de l'expérience vécue ? Et si, comme l'affirme Heidegger, l'art commence à mourir à partir du moment où l'Homme "décide" que la modalité de son expérience de l'œuvre d'art en détermine l'essence, alors peut-être l'Esthétique de la Communication, en thématisant la disparition de l'œuvre d'art dans un "événement-flux", se relie-t-elle définitivement, en la clôturant, à l'ensemble de la tradition esthético-métaphysique. Il convient de se pencher sur les différences qui peuvent se fonder entre l'œuvre d'art inscrite dans la tradition esthétique et la notion d'événement thématisée par l'Esthétique de la Communication. L'œuvre d'art, en sa qualité de matière informée, union indissociable de matière et de forme, est avant tout une "chose".
Le concept même de matière informée est, selon Heidegger, une des interprétations les plus radicales dont s'est servi la métaphysique pour caractériser l'œuvre comme chose. Dans cette "chosité", on peut distinguer deux traits fondamentaux : ce qui perdure et son extériorité. La chose présente, précisément, est le caractère ontologique de ce qui reste, de ce qui perdure. Cet état précède notre expérience de la chose et continue à subsister après. L'œuvre est chose et le reste. Bien entendu, les arts dits "temporels" ont toujours existé, notamment la musique. Mais par ailleurs, on ne peut raisonnablement refuser à l'œuvre d'exister, de perdurer dans son caractère "chosal", en deçà de ses exécutions ou de ses réalisations. Second trait singulier, l'œuvre, en tant que chose, a pour caractère ontologique l"extériorité". Celle-ci signifie à nos yeux opacité, irréductibilité au sens, à la signification. Focillon dans sa fameuse Vie des formes se réfère justement, en parlant de l'extériorité comme principe interne à cette impossibilité de l'être chose de l'œuvre à se résoudre au seul "signifié". Au regard de cette "chosité" de l'œuvre, dans à la fois ce qui perdure, et ce qui constitue son extériorité, l'événement thématisé par l'Esthétique de la Communication se présente d'emblée comme ce qui se soustrait d'autorité à la "chosité", cela même avant de se singulariser et de se définir comme fait télématique, par exemple. L'événement, en effet, n'a ni le caractère de perdurer, ni celui que nous avons défini comme celui de l'extériorité. Il ne "perdure" pas en tant qu'il ne précède ni ne suit l'expérience que l'on peut en faire. Il est intrinsèquement ce qu'on fait dans l'expérience du moment même où elle se vit. Il se résout intégralement dans le flux : c'est un pur événement spatio-temporel. Par ailleurs, en ce qui concerne l'extériorité, il n'y a en lui aucune frontière où commencerait une opacité, une irréductibilité. En se soustrayant à ce que nous avons appelé l'extériorité de la chose, l'événement n'est pas seulement ce qu'on peut appréhender, l'événement-type dans lequel ne se rencontre rien d'impénétrable ni d'obscur. Il est ce qui "commu-nique" intégralement avec l'extérieur. Il est ce qui "communique" intégralement avec l'expérience. C'est à dessein qu'est utilisé ici, et très sciemment, le terme "communique". Ce renvoi au concept de
communication n'est pas utilisé dans son acception informationnelle, mais dans une acception relevant pour ainsi dire de l'état d'énergie. Pour recourir à une métaphore on pourrait évoquer ici le principe des vases communicants. Mais l'aspect le plus intéressant s'illustre en réalité dans le fait suivant : si l'événement est simplement ce qui communique avec l'expérience, alors l'événement, flux d'énergie, et le flux de conscience lui-même deviennent un même flux. Et dans un tel flux, pour parler comme Bergson, interviennent seulement des différences de degrés, et non de nature. L'expérience vécue contemporaine semblerait de cette manière pensable en-dehors des catégories "cartésiennes", en ressortissant plutôt à l'aperception, à la présence immédiate des signifiés à la conscience...
De ce point de vue l'Esthétique de la Communication, en thématisant la disparition de l'œuvre dans l"événement-flux", thématise, aussi et surtout, une typologie de l'événement vécu, ce qui affirme le changement d'essence de l'art dans des pratiques artistiques contemporaines liées précisément aux nouvelles technologies.

Par leurs pratiques singulières et les œuvres produites, les artistes qui relèvent de l'Esthétique de la
communication créent de nouvelles catégories de l'art dans lesquelles l'art a modifié sa propre essence en instaurant des contextes et des dispositifs qui s'avèrent être lieu d'émergence de possibles existentiels.