3 - Artiste : espece en voie de disparition ?

Pour les artistes, c'est une situation nouvelle à laquelle ils doivent faire face, touchant à leur fonction et, au-delà de leur fonction, à leur propre identité. En effet, il s'agit pour eux de s'appréhender sous un autre jour et de réussir cette délicate et quelquefois douloureuse opération de devoir nécessairement évoluer... tout en restant, en même temps, fidèles à eux-mêmes et en s'efforçant de préserver, dans l'inévitable métamorphose, le noyau central de leur identité !
Mais ce n'est peut-être là qu'un faux problème, un problème aisé à dépasser dans la mesure où les critères et l'idée même qu'on se fait de l"état d'artiste" sont une idée convenue, définie par des codes dont la lecture doit être remise à plat. Nous sommes condamnés, dans un mouvement sans cesse accéléré, à réajuster le sens des choses, la portée de nos actions, au regard des nouveaux contextes dans lesquels elles existent et évoluent. Ces contextes se modifient de jour en jour à des vitesses que nous avons le plus grand mal à suivre compte tenu des performances de nos équipements perceptifs et mentaux. Il y a une vingtaine d'années, le sociologue Alvin Toffler avait déjà signalé et documenté ce phénomène dans Le choc du Futur. René Berger, critique d'art et conservateur de musée, personnage éclairé et curieux (il y en a si peu...), avait développé également cette idée dans son livre La mutation des signes. Entre temps, le phénomène s'est considérablement accéléré. Les notions d'art et d'artiste sont elles-mêmes très directement remises en question. Les mots qui ont une "résonance" en nous en fonction des siècles passés doivent se redéfinir par rapport à ce que nous vivons et ressentons aujourd'hui.

La question de la "disparition" de l'artiste (au sens traditionnel du mot...) est posée aujourd'hui, non sans provocation, par un artiste comme Roy Ascott et des théoriciens tels que Mario Costa et Pierre Lévy. Ils fondent, chacun à leur manière, l'hypothèse de la disparition pure et simple de l'artiste dans un futur proche. Rien de moins ! Dans la société à venir, l'artiste plasticien, au sens convenu du terme, n'aurait plus sa place, une place comme celle qui lui était attribuée hier, de fait, dans les sociétés de type traditionnel. Roy Ascott estime en effet que toutes les conditions se trouvent désormais réunies pour qu'une certaine idée de l'artiste telle qu'elle habitait notre esprit auparavant tombe en désuétude. Face à une situation sans précédent, non encore stabilisée, en constante évolution, il n'est plus possible, affirme Ascott, de croire que l'artiste est encore celui qui peut, comme on l'admettait volontiers jadis, ajouter "un plus" à notre perception. Cette croyance perd de sa crédibilité dans un moment où, précisément, la perception humaine "s'affirme et s'artificialise" sans cesse davantage en recourant à des prothèses technologiques toujours plus performantes et sophistiquées. Cette relation aux nouveaux modes de "télé-perception" conforte cette position, consacrant pour ainsi dire l"éclatement de l'individu" dans le cadre d'une nouvelle anthropologie où l'homme se trouve débordé et noyé par la complexité et l'abondance des flux de données. Dans une telle conjoncture, l'artiste est-il encore en mesure de constituer ce "capteur" sensible dont les clignotants anticipent et alertent ses contemporains, souvent aveugles et sourds aux bouleversements en cours ? Quels rôles lui restent-ils, (s'il lui en reste encore...) dans un monde et une société dont les valeurs sont en radicale mutation ? Est-il appelé à devenir concepteur de systèmes destinés à "conscien- tiser" les contextes dans lesquels nous sommes plongés ? Metteur en scène chargé de l'orchestration de nos sensations ? Agent responsable de la motricité ludique de nos divertissements ? Auxiliaire utile dont les anticipations facilitent le développement de nos facultés adaptatives ? Ou encore grand prêtre de rituels télématiques visant à la réappropriation de soi dans une dimension spirituelle réactivée ?

Le seul fait de poser les questions sur l'identité de l'artiste sous la forme où nous le faisons ici, à vrai dire traditionnelle, signale déjà à l'évidence toute notre difficulté à échapper aux cadres préétablis dans lesquels fonctionne naturellement notre pensée. Nous nous plaçons une fois de plus, encore, dans un cadre référentiel "classi-que". Comment-pourrions nous faire autrement ? Qui est l'individu-artiste ? Que fait-il ? Quel est son rôle dans la société ? Ce sont peut-être la nature même de ces questions et la manière de les poser qui n'ont plus de pertinence à l'heure où nous les posons. Il est vrai que les questions ne sont jamais neutres. Nous n'échapperons pas à la règle. Leur formulation induit déjà a priori une certaine "image" que nous nous faisons de l'artiste, une image qui colle dur encore à nos semelles, celle qu'une certaine culture avec laquelle nous sommes nés a contribué à forger une image "stéréotypée" quelque peu anachronique et qui s'est imposée progressivement pendant des siècles au cours desquels se sont exercées leurs pratiques. Elle est la figure "idéalisée" de l'artiste née aux environs du XVème siècle et qui a perduré jusqu'à nous. Au prix d'un effort de remise à jour, cette image va devoir s'aménager, se voir même contrainte à des révisions déchirantes. Tout au long des périodes historiques qui nous précèdent, "l'artiste-individu" a occupé une place privilégiée qui lui attribuait dans la société une fonction symbolique importante en tant que personne. Il était nanti d'une double "aura" à la fois symbolique et sociale. Il faut d'ailleurs souligner que le rôle emblématique dont il était investi dépendait essentiellement d'attributs que lui conféraient en retour les différents pouvoirs en place, des pouvoirs qui s'exerçaient à travers les instances du système de l'art, ses musées et ses successives académies. Les choses n'ont guère changé avec l'art contemporain à quelques nuances près, sinon que la fonction sociale de l'artiste s'est considérablement amenuisée. La situation de nos jours est en phase d'évolution. Les mutations qui s'annoncent sont précédées de signes avant-coureurs. Des pratiques artistiques apparaissent qui témoignent d'un retour vers des formes de création où "le collectif" marque un retour significatif. Des comportements liés à l'évolution des connaissances et au développement des technologies et des réseaux se font jour. Dans les réseaux, la disparition du centre, la structure en maillage, favorisent la dispersion du pouvoir, un pouvoir qui échappe aux sacro-saintes règles de la "verticalité" pour se retrouver "diffus" dans un espace global. Bien entendu, l'organisation du monde est encore régie par des règles anciennes qui le dominent et le structurent. Nous voulions seulement signaler ici comment ces règles commencent à subir, avec l'accélération des changements, les premiers assauts qui ne manqueront pas de secouer des fondements que l'on croyait immuables. Le milieu de l'art et son organisation n'ont aucune raison particulière de pouvoir y échapper à moyen terme, ce qui laisse présager pour les artistes l'opportunité d'une représentation plus juste et plus réelle, et des initiatives qui leur donneront une présence accrue et une autonomie plus grande, mais cela au prix de devoir sans doute abandonner une image convenue qui a prévalu durant des siècles.

Les implications et les incidences concernant la création apparaissent avec des perspectives élargies. L'informatique et les réseaux de
communication, en permettant à chaque utilisateur d'établir un contact convivial avec d'autres utilisateurs, mais aussi d'organiser ses propres textes, images, sons, en hypertexte, laissent augurer une ère nouvelle de créativité et par conséquent un autre stade d'évolution, une "post-phase" où vont apparaître de nouvelles formes d'expression artistique.
L'informatique et les réseaux de
communications, comme l'affirme encore Pierre Lévy, donnent l'espoir de s'acheminer vers une "écologie cognitive", permettant de réconcilier l'homme avec la technique. Ce discours s'inscrit avec son optimisme délibéré à contre-courant du penchant naturel au "catastrophisme" qui accompagne toujours, inévitablement, les moindres perspectives de changement, une attitude alarmiste dans le courant de laquelle s'inscrivent certains penseurs dont les analyses, pour être "brillantes", n'en restent pas moins exagérément pessimistes, et trop exclusivement rhétoriques, confortant une vision passéiste, se complaisant dans une désespérance morose, comme si la nostalgie et les erreurs du passé pesaient d'un poids tel que l'homme, paralysé à jamais, ne soit plus capable de se projeter dans aucune utopie.
Le nom d'artiste peut bien disparaître et ce qui était son rôle sans doute évoluer, mais quelque soit le type de société qui nous attend demain perdurera sans l'ombre d'un doute ces individualités fortes, imaginatives et rétives qui seront là encore pour nous donner à regarder le monde et à le vivre.