2 - L'ECRIT, L'IMAGE, LA CULTURE ECRANIQUE, INFORMATIQUE ET INTERNET

La culture de l'écrit implique la distance, la réflexion, le recul du temps, le différé. A son contraire, la culture de l'écran et de la télématique est souvent de l'ordre de l'instant, du réflexe, du temps réel.

L'art qui introduit la participation active dans le processus en cours et met en jeu les procédures interactives est un art du "devenir". Il nous introduit dans un univers consensuel, sans modèles antérieurs, sans héritages, sans référents... De ce fait, il échappe aux modalités de fonctionnement des systèmes de
communication traditionnels qui favorisaient la transmission des valeurs de classe. En plaçant les protagonistes hors des conventions sociales, il crée des populations "temporaires", des chaînes de spectateurs-acteurs solidaires du réseau. Ainsi, entre les utilisateurs des réseaux se nouent des liens, des rapports subtils, des contacts impalpables, où se font et se défont des communautés transitoires dont les individus appartiennent à des milieux divers et parallèles, et où tout un chacun peut accéder librement sans aval préalable, sans préjugés de classe, sans ségrégation arbitraire. Seules comptent sa façon d'être, sa pratique du réseau, dont l'exclusion ne peut être, il est vrai encore, que le seul résultat d'une sanction de nature économique.

Ces formes de productions artistiques qui prennent corps et existence dans l'espace des réseaux n'ont pas encore droit de cité à part entière dans le champ clos de l'art contemporain. Les circuits financiers qui en contrôlent l'ensemble des manipulations, qui vont de la production/commercialisation, en passant par la promotion de la marchandise et sa légitimation par les musées, n'ont pas encore trouvé encore à l'heure actuelle, pour eux, une forme de rentabilité. leur forme spécifique de rendement économique. Nous sommes persuadés que les évolutions technologiques, selon les usages novateurs que sauront en faire les artistes, finiront bien par remettre en cause certains modèles et routines en vigueur dans ces milieux. Ce phénomène d'adaptation frappe tous les secteurs d'activités sans exception. Nous observons chaque jour autour de nous des reconversions obligées qui bouleversent la vie personnelle, professionnelle, sociale d'un nombre d'individus toujours plus grand... La pression des développements technologiques encore mal maîtrisés contraint les individus comme les entreprises à repenser du tout au tout leurs modes de faire, leur façon de produire, de penser et d'exister... Il serait bien illusoire de croire que l'art, comme s'il appartenait à une catégorie à part puisse échapper à une lame de fond dont les effets sont globaux et irréversibles.
Les nouvelles technologies sont souvent "attractives" car elles font d'une certaine façon et dans certains cas l'économie de l'écriture. La crainte pour beaucoup est que l'attirance de l'image, sa fascination et son développement généralisé, ne finissent par faire disparaître l'écrit sur lequel reposent des siècles de civilisation et les fondements de notre culture. Il ne manque pas de penseurs éclairés mais aussi d'esprits chagrins pour attirer notre attention à chaque ligne qu'ils publient sur ce danger réel ou supposé. Danger souvent dénoncé sous une forme excessive et quelque peu manichéenne. Comme si en l'occurence la complaisance à l'égard du pessimisme, voire du "catastrophisme", pouvait tenir lieu de proposition raisonnable et de philosophie pour affronter l'avenir? Entre une mise en garde lucide et raisonnée contre les menaces toujours présentes d'un "tout technologique" qui se retournerait contre l'homme et la fatalité d'un futur apocalyptique, il faut avoir tout de même le sens de la mesure. Sans vouer une admiration béate pour le progrès technique et tout en sachant évaluer ses risques réels, il faut adopter une attitude ouverte, confiante et positive pour aborder l'avenir. C'est en tout cas la conviction intime de Joël de Rosnay, conviction que je partage pleinement quand il appelle de ses vœux "une culture capable de motiver la volonté d'agir, de transformer, de faire bouger les choses. Car nous en sommes capables, et ce n'est pas un optimisme irréductible qui me conduit à cette affirmation. C'est une foi en l'homme et en ses capacités d'adaptation."
La troisième révolution à laquelle nous ne pouvons pas échapper, après celle du nucléaire et de la démographie, celle de l'informatique, est capable du pire, mais aussi du meilleur. Il faut y croire. Nous pensons qu'on ne peut pas avancer si on se borne à prévoir l'avenir en regardant désepérément dans un rétroviseur comme on interroge une boule de cristal...
Les essais nucléaires sont devenus inutiles pour les nations "technologiquement avancées" gr’ce à leur simulation. Voilà déjà un aspect positif très concret de l'informatique. En extrapolant un peu, on peut très bien imaginer que les conflits des hommes trouveront un jour leur solution pacifique par simulation, sur des écrans cathodiques et par logiciels interposés.
Les victimes ne seront plus alors que virtuelles... Les potlatchs seront informatisés et programmés selon des lois strictes et binaires, pour satisfaire aux nécessités éthiques, esthétiques et ludiques des rituels. Les calumets de la paix seront garantis sans nicotine. Les déclarations de guerre et les traités de paix ne feront plus qu'un seul et même document. Ils seront ratifiés par les belligérants en temps réel, ce qui se traduira par l'absence heureuse de victimes, la dimension du temps ayant été purement et simplement abolie. La capacité non encore maîtrisée de vivre dans le "présent permanent et éternel" du temps réel n'est pas obligatoirement un mal en soi comme certains aiment pourtant à en agiter le spectre à chaque nouvelle lune. Par la pratique de la méditation, les philosophies orientales, avec leur sagesse ancestrale, nous invitent depuis toujours à nous "réapproprier" ce temps présent que les occidentaux ont perdu, en passant précisément leur temps à le chercher au lieu de le "vivre". Le glissement d'un temps différé (le temps de la mémoire) au temps réel d'un présent électronique permanent ne sera pas nécessairement pour l'espèce vivante plus traumatisant que le passage de l'état de poisson... à celui de créature humaine après avoir quitté le fond des océans.
Il n'y a pas de bataille de l'écran contre l'écrit.
Il y a simplement le passage inéluctable de l'un à l'autre. En art, comme dans nos modes de pensée, il faut éviter les pièges d'un trop grand attachement à la nostalgie et la crispation sur des formes et des valeurs qui sont appelées à se renouveler. Après avoir intégré ces valeurs d'une façon étroite à travers la culture, il faut maintenant s'appliquer à les faire évoluer, ou nous résigner dans le cas contraire à ne plus être, comme les dinosaures de Jurassic Park, que des espèces d'un autre temps, condamnées à vivre dans des enclos électrifiés, bourrés d'électronique et d'écrans de contrôle. Au lieu de nous épuiser en vaines lamentations sur la perte du Paradis (était-ce d'ailleurs vraiment le Paradis pour le plus grand nombre des êtres humains ?), saisissons au vol le défi qui nous est lancé par l'évolution technologique pour "changer", tout en nous efforçant de préserver ce qu'il y a de plus profond de notre identité et de notre patrimoine culturel. Faisons preuve d'imagination. Tentons de mettre en œuvre à plein rendement nos "facultés adaptatives" ce qui devrait être le signe premier de notre intelligence.
Certes, l'écrit inspire encore une sorte de rêve conscient avec son réservoir d'images mentales dont une partie trouve sa destination dans la fonction nécessaire de l'art. Mais en quoi les images affleurant sur les écrans informatiques seraient-elles a priori moins stimulantes et moins riches comme tremplin à notre imaginaire que celles que nous offre l'histoire de la peinture ? C'est une vision simpliste que de prétendre que les générations d'adolescents familiers des jeux vidéo sont des populations sacrifiées sur des autels élevés à la gloire de divinités débiles. De très nombreuses études et enquêtes témoignent du contraire. Les jeux vidéo développent une culture spécifique : on peut être nul à l'écrit et bon à l'écran ! L'idéal serait de pouvoir circuler parfaitement d'une culture à l'autre. Non seulement certains jeux vidéo privilégient la réflexion en faisant appel à des connaissances très pointues dans le domaine des sciences, de l'économie et de la politique, mais il est avéré que l'image constitue une approche "représentationnelle" permettant un autre type de "compréhension et mémorisation" des savoirs et des connaissances. La réalité virtuelle devient elle-même un instrument incomparable d'appré-hension du réel car elle se situe sur la pointe avancée de la modélisation. Elle permet de fragmenter et d'analyser pour reconstruire. Elle est en mesure de regrouper une grande quantité d'informations, informatiquement parlant, sur un objet déterminé.
Au fur et à mesure que les technologies se développent, on assiste à un déferlement iconique sans précédent, à une circulation de l'information sur Internet qui échappe encore à ce jour aux tentatives de contrôle des différents pouvoirs. L'accélération et l'amplification qu'induisent les systèmes médiatiques auront plus fait pour abattre les régimes totalitaires de l'Europe de l'Est en quelques mois que les oppositions les plus déterminées. On se souvient dans le courant du mois de mai 1968 comment les manifestants du Quartier latin modifiaient en temps réel la stratégie des barricades et leurs déplacements dans les rues de Paris en fonction des informations diffusées par les radios périphériques... C'est depuis Neauphle-le-Ch’teau que Khomeiny a fait basculer le régime tout-puissant du Chah en faisant circuler et reproduire sous le manteau des cassettes sur le territoire iranien. Les exemples ne manquent pas qui attestent que la guerre de l'information et la maîtrise des
communications constituent aujourd'hui des atouts majeurs pour qui veut s'assurer une domination. Les dispositifs qui se multiplient, assurant à la fois la production et le transport des banques de données et d'images, atteignent le plus haut degré de la sophistication, à tel point qu'il n'est même plus pertinent de parler de "révolution des communications", terme qui semble dépassé, mais d'amorce d'une situation foncièrement nouvelle, comparable à une "Renaissance" qui serait celle d'un monde informatisé et électronique.
Prenant acte du renversement culturel qui bouleverse nos modes de vie, l'artiste est justement là pour contribuer à une prise de conscience. Nous sommes convaincus que si une nouvelle vision du monde se met en place, le nouvel espace que créent les ordinateurs et les réseaux de toutes espèces laisse les chances intactes à l'imagination et à l'esprit critique. L'image de synthèse, la simulation et les mondes virtuels sont riches d'un nouveau mode d'appréhension de ce qu'il est convenu d'appeler la "réalité". En cela, l'image devient un outil, un instrument de reconnaissance et d'exploration de plus en plus performant qui nous donne accès à des zones insoupçonnées et inconnues du réel. L'image de synthèse, par ses manipulations symboliques et logico-mathématiques, rend visible l'invisible comme le disait et le faisait déjà le poète. S'il n'est pas encore possible d'éprouver la tangibilité d'un nouveau réel issu de ces images nées d'une pure abstraction, il est par contre enrichissant d'étudier en quoi ces nouvelles images sont à même de modifier notre rapport au réel. Le réel généré par les nouveaux médias a pour conséquence directe, par le flux des images et la juxtaposition des réseaux dans lesquels elles circulent, de créer un effet "mosaïque" qui questionne notre perception classique du réel. Nous entrons dans de nouveaux types de "représentations" en mouvement, dont le sens comme la lisibilité naissent directement de l'interrelation des éléments mis en présence et de leur combinaison dynamique. Ce concept de relation que l'Esthétique de la Communication s'est attachée à mettre en évidence par l'analyse de ces théoriciens comme par la pratique des artistes au sein de son groupe constitue une notion fondamentale. On peut aisément se rendre compte avec son approche méthodologique comment évoluent et changent nos systèmes de représentation, notre sensibilité et notre intelligibilité du monde, alors que s'instaurent des modes de vision contemporains totalement inédits. Tout artiste, tant soit peu aguerri, ne se laissera pas pour autant séduire par la production "machinale" des effets, si fascinante que soit la gamme illimitée des possibilités offertes par l'appareillage technique. Il sera, au premier chef, attentif aux modes d'information véhiculés pour élaborer un contenu qui fasse sens par la seule et nécessaire construction des formes, sa recherche visant avant tout à l'invention d'une écriture et d'un langage spécifique. Le statut des images est conditionné par une épistémologie du regard. L'Homme, comme le démontre l'Histoire de l'art, a établi progressivement une relation entre sa façon de percevoir le monde et les technologies de la vision. C'est ainsi que la perspective dans les toiles de Vinci ou les fresques murales de Raphaël découle en droite ligne du développement de la physique mathématique de la Renaissance, comme les découvertes en chimie contribueront à imposer la réalité de la photographie. Aujourd'hui, à l'ère des ordinateurs et des réseaux électroniques, des populations entières d'images sont engendrées par un métissage d'icônes au statut hybride : analogique et numérique entrent en symbiose. Les images se recomposent, se télescopent et s'inter-pénètrent dans un renforcement mutuel de sens. Mais au-delà des images elles-mêmes, la généralisation des outils audiovisuels interactifs change la nature de notre statut. Chaque artiste doit "réinventer" sa pratique ou tout au moins la réaménager un minimum, afin qu'elle corresponde et s'adapte significativement à son nouvel environnement. L'Homme se trouve placé de plus en plus en situation de quasi-simultanéité
communicationnelle, touchant une sorte d'état d'ubiquité en temps réel. Cette situation vécue d'une façon de plus en plus courante dans le quotidien au cours d'expérimentations répétées nous amène à notre insu à de nouvelles formes d'appréhension de notre environnement : un nouvel état "existentiel" de notre sensibilité.

On pourrait opposer deux types de temps : celui de la "longue durée" et le temps "court" de l'électronique. Le temps dans la longue durée des années, des saisons, des jours et des nuits, a prédominé depuis l'origine du monde pour l'Homme. Maintenant, c'est le temps court, ou même "ultra-court", que nous vivons dans le temps réel des réseaux. Cette différence dans notre percep- tion du temps est au cœur même des problèmes que soulève l'esthétique, et la notion même de notre rapport à l'espace s'en trouve modifiée. Les mêmes questions du sens, qui affectent les arts plastiques, se posent dans d'autres domaines, notamment pour l'écrit, le livre, la création littéraire. Le livre, sous sa forme matérielle actuelle, fait l'objet d'interrogations justifiées. Des écrivains inventifs, lucides et entreprenants, s'essayent à la recherche de nouvelles formes et de nouveaux supports, ayant saisi que notre monde était en mutation. Après Queneau et ses propositions combinatoires, le roman de demain prendra-t-il naissance dans l'interactivité généralisée, s'acheminant vers des formes collectives de création ? L'hypertexte a donné jour au concept de "lecteur-auteur". Il constitue lui-même une technique d'écriture permise depuis l'avènement du numérique, technique qui fonde ses bases sur une particularité de l'informatique : dans la mémoire d'un ordinateur, un texte n'est pas un ensemble cohérent d'écrits, mais un ensemble de fragments. Au moment de la visualisation à l'écran, l'ordinateur en assure la recomposition. Cette particularité veut dire que tout texte enregistré en banque de données est en même temps une virtualité de textes potentiels, car rien n'empêche à partir de ces mêmes fragments initiaux de constituer de nouveaux textes. Par ailleurs, Internet constitue en lui-même une sorte de mémoire collective colossale dans laquelle des outils appelés "moteurs de recherche" peuvent aller puiser à volonté de la "matière" scripturale. Jean-Pierre Balpe (professeur à Paris VIII), créateur de textes multimédia, pionnier dans ce domaine, a parfaitement saisi l'importance de cette nouvelle culture "écrani-que" :
"La caractéristique des écrans n'est plus de cacher pour protéger, mais, tout en protégeant, de montrer ce qui est en puissance derrière. Et ce, quelle que soit la distance de l'arrière-plan. L'écran devient une ouverture sur la totalité de l'univers."
Assisterons-nous prochainement à certaines formes d'environnements audiovisuels (livres-environnement) à l'intérieur desquels le spectateur, immergé dans un univers sémantique en mouvement, participera au déroulement d'un livre-action, utilisant notamment le multimédia et les journaux lumineux à diodes électroniquesÝ? Pour les générations futures, les bibliothèques, ces sanctuaires de la pensée, existeront-elles encore sous leur forme actuelle ? Rien n'est moins sûr avec le développement des réseaux et leur mondialisation. Des réseaux télématiques, que l'on nomme déjà "auto-routes du futur", sont appelés à devenir les voies royales du transport de la pensée et du savoir comme l'étaient jadis les fleuves pour le transport des personnes et des biens.

Nous voudrions évoquer maintenant ici les bouleversements que laissent entrevoir pour la création artistique les perspectives illimitées d'Internet. En inventant empiriquement un réseau qui permet de relier tous les ordinateurs du monde en se jouant des frontières, les concepteurs d'Internet ont provoqué une nouvelle révolution à la fois industrielle et culturelle. A cette révolution, les artistes vont devoir faire face en remettant en question des pratiques ancestrales, des modèles esthétiques et des valeurs qui ne correspondent plus à l"esprit du temps".

L'art à l'heure d'Internet ? Où en sommes-nous ? L'art des réseaux qui se développe a-t-il une chance un jour de déstabiliser les produits du marché de l'art contemporain, de lui échapper véritablement et de voler de ses propres ailes ? Autant de questions qui se posent sans que personne ne soit encore en mesure d'y répondre sans courir le risque de se tromper. Comment se présente la situation globale en France eu égard aux nouvelles technologies et à leur appropiation ?
Un article publié dans la presse internationale a fait grand bruit. D'après le Los Angeles Times, la France serait un pays délicieusement passéiste, dont ce journal souligne le côté suranné pour ne pas dire ringard, un pays arc-bouté sur sa splendeur passée, incapable de faire face au déferlement des idées et des techniques. Il est vrai que la France, dans la situation actuelle, doit relever le défi de devoir combler un vrai retard.
Dans un objectif de sensibilisation à l'initiative d'une dizaine d'associations tous les Français ont été appelé à réagir devant ce problème avec la "Fête de l'Internet" les 20 et 21 mars 1998. Cette manifestation apparaît désormais comme une initiative exemplaire et un grand succès après avoir comptabilisé plus de 700 actions à travers la Francer entière.
Tout d'abord, qu'est-ce qu'Internet ? Internet que l'on nomme aussi le réseau des réseaux, ou la Toile, se distingue en matière de
communication de tout ce que l'humanité avait précédemment connu. Internet est une sorte de septième continent, un continent inédit qui voit émerger le Cybermonde surgissant lui-même peu à peu des brumes du "tout-numérique". Internet, quoi qu'il en soit, n'en est que dans sa phase exploratoire.
Il s'agit d'un énorme complexe d'ordinateurs qui sont réunis ponctuellement les uns aux autres pour échanger des images, du son et du texte, à l'initiative de leurs détenteurs. C'est un réseau qui fonctionne sur un mode organisationnel tout à fait nouveau, récusant les usages traditionnels établis sur des pouvoirs et des hiérarchies qui continuent à structurer nos mentalités.

Internet n'en est qu'à sa phase première de l'intégration du champ de l'art dans son propre système de création et de
communication. L'art des réseaux dépasse la conception artistique classique. Il invente de façon empirique, à la fois, de nouveaux modes de création, de production et de diffusion de l'art. Sur le réseau Internet tous les jours se créent de nouveaux sites artistiques et l'on peut constater déjà, dans cette appropriation, une évolution rapide de diverses formes de création. On peut dire qu'avec les nouvelles technologis de l'information et de la communication, comme celles que représente Internet, le support devient "évanescent".
La création demande l'acquisition de nouvelles techniques et exige un rapport nouveau à une "matière" devenue intangible. L'artiste doit faire face aux spécificités d'un média plurifonctionnel, qui lui ouvre des voies d'exploration inédites, celles des mondes à trois dimensions, des collages électroniques, des retouches d'images, de l'hybridation du texte du son et de l'image et, aussi, les multiples ressources de l'interactivité. L'informatique offre des potentiels "syntaxiques" et "linguistiques" que ne permettent pas a priori les langues naturelles, gr’ce au recours à des programmes sans cesse plus élaborés, plus complexes et plus rapides. La composition automatique sur internet, comme par exemple dans
l'oeuvre de Jodi
sur le site "Edelweb", permet d'engendrer une "famille" d'oeuvres et non plus une oeuvre unique...
L'oeuvre suit l'impulsion donnée par son spectateur et de ce fait elle se reproduit chaque fois différemment. En conséquence l'artiste géniteur ne peut plus contrôler les développements et les incarnations d'un processus qu'il a mis en oeuvre. Comme dans les arts plastiques, il existe plusieurs techniques appropriées à des modes de création particuliers : la gouache, l'aquarelle, la résine, la lithographie, l'huile, l'acrylique... il existe semblablement plusieurs techniques utilisées pour la création de l'art sur Internet. Ces techniques sont l'image de synthèse, le traitement d'images, la 2D, la 3D, la réalité virtuelle, le son numérisé, l'hypertexte, les langages java et marimba, et aussi les différentes techniques permettant de mettre en oeuvre l'interactivité. Le statut de l'image n'a cessé d'évoluer au cours des siècles. Son concept date de la philosophie grecque et de Platon. Plus tard il va évoluer avec Bergson et s'appliquer à différentes perceptions sensorielles. Si pour Sartre c'était déjà une "certaine façon" qu'a la conscience de se donner un "objet", pour des penseurs plus contemporains, comme Florence de Mérédieu, "l'image elle-même peut être considérée comme une matière lumineuse, électronique, à déformer et reformer incessamment ".
Mais il faut bien avoir présent à l'esprit que dans le réseau Internet ces images artistiques produites à partir d'entités symboliques dont les sources ont pour origine des manipulations formelles et des interactions entre langages n'ont pas de consistance matérielle. Elles deviennent fragments et mouvements offrant une "scène" où est mis en oeuvre un éventail de points de vue simulés. Le basculement des images dans ce nouveau statut est la conséquence logique de plusieurs avancées technologiques déterminantes parmi lesquelles il faut signaler la technologie RISC qui permet désormais le calcul des images en temps réel et l'interaction immédiate avec elles. Avec les réseaux interactifs, on associe les capacités des réseaux téléphoniques et celles des techniques relevant de l'imagerie de synthèse. L'on ne peut pas prétendre que l'image numérique est un art sans modèle. Il s'agit plutôt à son origine, et nécessairement, d'un art qui prend pour modèle l'art lui-même mais qui tendra tout aussi nécessairement à en élargir le champ en finissant par élaborer et imposer ses propres modèles. L'utilisation d'Internet comme support de création, d'exposition et de diffusion des oeuvres d'art est un fait acquis. Le serveur d'art du Web Bar renoue à sa façon avec la tradition du "café littéraire". Le Web Bar, situé à Paris au coeur du carreau du Temple, est en effet une sorte de café culturel, un lieu de rencontre et d'échange intellectuel où s'élabore et se cultive, dans la pratique, la modernité du réseau. Les activités du Web Bar s'articulent autour de manifestations, d'expositions artistiques et de colloques alliant l'usage d'Internet et les techniques de visio-conférence qui permettent le dialogue à distance des artistes. Son espace physique se double d'un site ART W3 innovant qui présente des expositions dans des galeries virtuelles mais propose aussi des expérimentations et des informations. D'autres serveurs artistiques rivalisent en originalité comme le serveur Edelweb qui propose une visite artistique sous forme d'énigme... Une économie nouvelle de l'art cherche ses formes spécifiques à travers l'activité des galeries virtuelles qui exposent des oeuvres en réseau. Des oeuvres que vous êtes invités à contempler depuis chez vous après avoir effectué une visite virtuelle. La commande se fait soit par e-mail, soit en remplissant en ligne un formulaire que vous validez...
Vous pourrez aussi régler en ligne par règlement sécurisé, comme il se pratique à
la Galerie Nart
, une galerie novatrice qui procède à l'exposition et à la vente en ligne, ainsi qu'à des enchères en direct sur la Toile (vente d'oeuvres de Man Ray , lancement et vente du groupe des fractalistes sous le marteau de Maître Jean-Claude Binoche à l'Hôtel Drouot le 23 novembre 1997). Avant tout paiement l'internaute doit télécharger un logiciel de sécurité et s'inscrire dans les fichiers de la plate-forme. Ensuite il conserve un code qui lui est attribué et qu'il pourra utiliser pour tout achat en ligne des oeuvres et des produits proposés. Il semblerait qu'un nouveau marché avec ses collectionneurs propres soit en voie de constitution pour l'art numérique. Parmi eux se reconnaissent des passionnés d'Internet qui appartiennent à des classes d'’ge plus jeunes, venant souvent des milieux informatiques et certains opérateurs qui ont parfaitement compris quel parti ils pourront tirer plus tard d'un tel investissement, avec tous les risques que cela comporte, sans doute, mais dans un moment particulier où se joue très certainement une nouvelle aventure de l'histoire de l'art.
Avec cet outil que constitue Internet, que peuvent donc bien faire les artistes pour poursuivre à travers les phases successives de l'Histoire de l'art un travail qui cherche à faire sens, à donner à voir et procurer du plaisir tout en interrogeant l'homme sur sa condition ? En réalité, il s'agit d'entrer dans un nouveau monde où, avec Internet, toutes les relations deviennent possibles, chacun pouvant accéder à de l'information ou en diffuser de n'importe quel point du globe. Cette situation inédite pour l'humanité est tout à fait extraordinaire, et les artistes devraient s'en emparer les premiers sans plus attendre. C'est ce que font déjà certains d'entre eux, d'ailleurs, dont les interventions sur Internet se posent en termes de contre-publicité et de dénonciation de toutes les formes de la désinformation. Des déclarations, lyriques et enflammées, magnifiant l'indépendance, fleurissent et se multiplient déjà comme un avertissement sur le Net :
"Gouvernements du monde industriel, monstres fatigués de chair et d'acier, je viens du Cyberespace, le nouveau refuge de l'Esprit. Au nom des ’ges à venir, je vous demande de nous laisser en paix. Vous n'avez aucune légitimité là où nous nous réunissons. Nous n'avons pas de gouvernement élu et nous ne sommes pas près d'en avoir. En conséquence, je m'adresse à vous avec la seule autorité que confère la Liberté quand elle parle. Je déclare que l'espace social et global que nous construisons est indépendant, par nature, des tyrannies que vous cherchez à nous imposer. Vous ne possédez aucun droit moral pour nous gouverner et vous n'avez aucun moyen de répression que l'on pourrait réellement craindre (...) Nous créons la société de l'Esprit dans le Cybermonde. Puisse-t-elle être plus humaine et plus juste que celles que vos gouvernements ont créées jusqu'à présent". (http : //www. pipo.com//Guillermeto/inde/).

Il est très symptomatique et significatif à nos yeux que ce texte qui n'est pas autre chose qu'un manifeste pour une nouvelle utopie ait été publié aujourd'hui, non pas dans une revue d'art, mais dans un journal spécialisé en informatique, comme si nous assistions à une redistribution des cartes, à un déplacement des acteurs et des lieux dévolus au symbolique. Dans le même numéro, Pierre Berger, président du club de l'Hypermonde, dans un article intitulé "Emotions et exigences du cyberart", remarque que "plus englués dans leurs papiers, leurs toiles ou leur marbre, les arts plastiques (dessin, peinture, sculpture) ont été plus longs à pénétrer dans la cybersphère. La technologie n'était pas au rendez-vous même avec les outils de la CAO. Depuis le début des années 90, la chaîne graphique a pourtant atteint un niveau d'ergonomie et de rendu qui peut satisfaire les plus exigeants. En pratique, le Cyberart attire plus les créatifs publicitaires que les "artistes" à proprement parler".
Cette observation est tout à fait pertinente. Les créatifs publicitaires, il est vrai, se sont emparés beaucoup plus rapidement des outils numériques pour réaliser des produits multimédia. Et ils sont déjà parfaitement opérationnels, en adéquation avec la société qui émerge, alors que les artistes traînent les pieds. A quoi donc tient ce retard ? Nous y décelons deux causes principales.

- Premièrement, les créatifs publicitaires ont trouvé immédiatement dans leur environnement professionnel les outils qui font toujours cruellement défaut aujourd'hui aux "artistes" pour des raisons économiques. - Secondement, le milieu des premiers et ses contraintes de production ont automatiquement induit l'utilisation intensive de l'outil informatique pour des raisons de rapidité et de rentabilité. - Une troisième raison mérite d'être avancée. Elle tient à l'isolement de l'art contemporain, avec des pratiques et des techniques inadéquates au regard de la société qui émerge, mais qui perdurent malgré tout, et ce tout simplement parce que l'éco-nomie de son système fonctionne sur un type "donné" d'objets, et seulement sur ce type d'objets, compte tenu de la demande de son marché, très cadré et tributaire de références culturelles historiques établies. Il aurait fallu qu'en leur temps Monet et Van Gogh aient déjà "peint" avec des pixels sur écran cathodique pour que le marché ait eu le temps d'évoluer et pour qu'on vende dans les galeries d'art d'aujourd'hui des téléviseurs ou des écrans informatiques à la place de... toiles de lin tendues sur des ch’ssis. Cela constituerait une première révolution culturelle. Mais même si cela était, le système de l'art serait encore en retard sur son époque. Il faudra attendre encore une autre révolution et un certain temps avant que les galeries du troisième millénaire vendent de la pure... information, et non plus des objets concrets. C'est ce qui se passe pourtant déjà tous les jours à Wall-Street où l'on ne manipule plus des lingots d'or à la corbeille, et également sur les autres places financières dans le monde entier. Un jour, il faudra bien passer, dans le domaine de l'art aussi, de l'économie de l'objet... à celle de l'information.

Cette technologie se prête à une restructuration complète de nos savoirs, de nos comportements, de nos sensibilités. Elle favorise une perception du monde et un élargissement de nos facultés sensibles et esthétiques. Pour les artistes, elle s'ouvre sur des pratiques si particulières et si originales que nous avons encore beaucoup de mal à en appréhender toutes les métamorphoses et le devenir. Il suffit d'ores et déjà de "surfer" sur le réseau pour rencontrer une multitude d'initiatives qui témoignent que de nouvelles formes d'art sont en train de naître. Je ne parle pas ici de la multiplication des galeries virtuelles dont le phénomène est plus de l'ordre d'une adaptation commerciale, ne constituant qu'une "vitrine" pour des produits de caractère traditionnel. Mais de véritables créations, en tant que telles, sont déjà là et témoignent qu'un nouveau média de l'art est né, et que se cherchent à travers lui de nouveaux langages. A titre indicatif nous voudrions citer ici quelques une d'entre elles parmi des centaines d'autres...

-TNC Clone Party, Tina Cassani & Bruno Beusch

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Shadow Server,Ken Goldberg

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Eduardo Kac

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Sensorium,Shin'ichi Takemura

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Familie Auer, Robert Adrian


-Nous citerons également
Cheryl Donegan
une artiste new-yorkaise qui invite sur son site à construire des images à partir d'un kit qu'elle met à disposition des internautes

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Denis et Jérôme Lefdup
qui ne manquent pas d'humour décapant.

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Antoni Muntadas
avec The file Room

-Toute une série d'artistes dont, Benda Nielson, Diane Bertolo, Annette Weintraub, John Neilson... qu'on peut aller visiter à New-york... tout en restant chez soi devant son écran
http://www.turbulence.org
-Des artistes français également sur le site Art'ichaud
http://www.ina.fr/cp/artichaud/artichaud.fr.html
-Et, enfin, d'autres artistes français, qu'on retrouvera sur les sites respectifs du CICV Pierre Schaeffer à Montbéliard http://www.cicv.fr et le Laboratoire d'art de l'université de Paris-VIII http://www.labart.univ-paris8.fr/index.htlm, avec notamment sur ce dernier : Loïc Connanski et Pauline Laurenceau, Jean-Marie Dallet, Jérôme Glicenstein, Hubert Faure, Florence Levert, Liliane Terrier, Laure Tixier...
Si le musée d'Art Moderne de San Francisco a fait récemment l'acquisition de deux "sites" d'artistes, c'est, il ne faut pas s'y tromper, que nous sommes, comme pour la photographie ou la vidéo, au tout début de l'apparition d'un art nouveau. Une juxtaposition et une opposition s'établissent dans la société telle que nous la vivons aujourd'hui entre des formes d'art plutôt conventionnels en dépérissement et des arts de recherche utilisant notamment les réseaux d'Internet.

Internet heurte de front un aspect fondamental de la culture nationale. Nous avons chez nous une culture élitiste qui s'accom- mode mal du fait qu'Internet représente une autre culture qui ne fonctionne pas sur le modèle pyramidal classique de pouvoir. Il y a une antinomie entre la structure en rhizome des réseaux qui est celle d'Internet et la très forte tradition française de centralisation du niveau administratif, éducatif, voire de nos modes de vie, toujours peu ou prou de coloration cartésienne et jacobine. Le phénomène d'Internet risque, avec l'accélération induite, de conduire plus vite qu'on ne pense à des relèves de génération.

Internet, même s'il suscite une abondante littérature d'informa-tion et de célébration, n'est pas seulement un phénomène de mode comme certains le prétendent un peu h’tivement. Cette technologie fascine parce qu'elle apparaît soudain aux yeux d'une société en crise comme un "espoir", celui de voir s'instau- rer par les "news" un forum démocratique à l'échelle planétaire, avec le "web" l'accès à tous les savoirs du monde, avec le "mail" la possibilité de communiquer avec la terre tout entière et à bas prix. Cet espace devient un espace fusionnel où la métaphore technologique devient support de toutes les métaphores orientées vers l'art, le jeu, la connaissance, la découverte, l'éducation, le spectacle. Le réseau d'Internet est d'abord un lieu virtuel où l'outil électronique favorise toutes les formes de la
communication transversale. Pour les artistes, le réseau des réseaux constitue un nouveau média radicalement inédit. Le média des médias permet non seulement d'intégrer et d'hybrider l'image, le son et l'écrit, mais aussi de les transporter ou de les recevoir, voire... de les vendre à distance. Internet, pour les artistes, est plus qu'un support, c'est un nouveau "milieu" dans lequel l'artiste devient son propre éditeur, court-circuitant les intermédiaires obligés du marché de l'art. Mais au-delà des possibilités d'ordre pratique, il faut dire qu'Internet, surtout aux Etats-Unis (c'est d'abord là qu'il est né...), représente un certain état d'esprit très proche des idéologies qui ont animé différents mouvements artistiques au XXème siècle. L'apparition d'Internet est directement liée à un phénomène qu'on pourrait qualifier de "contre-culture cybernétique". Theodor Holm Nelson, qui est une sorte d'illuminé de génie, écrivait déjà en 1980 au sujet d'Internet :
"Le projet le plus audacieux et le plus spécifique pour la connaissance, la liberté et la création à venir d'un monde meilleur issu du royaume informatique". Dans la description de son projet "Xanadu", il poursuit : "Imaginez une facilité d'accès et des sensations fortes toutes neuves, capables de détrôner la narcose produite par la vidéo qui pèse sur notre pays comme un brouillard. Imaginez une nouvelle littérature libertaire qui propose des explications alternatives de sorte que chacun puisse choisir le cheminement ou l'approche qu'il préfère."
Le phénomène d'Internet a donné lieu à un vaste mouvement libertaire dont les Hackers sont en quelque sorte les dignes héritiers de ce qui jadis émergeait dans la mouvance contestataire de l'art : les dignes héritiers, mais à l'échelle planétaire, de mouvements artistiques du début du siècle. Le Cabaret Voltaire de Zurich est toujours vivant, mais il est devenu l'Electronic Café sur Internet, ce qui est à la fois logique et naturel. Les "chevaliers blancs" de l'ère informatique instaurent à leur façon un jeu critique du pouvoir quand ils s'en prennent à de grosses corporations monolithiques comme Microsoft ou McDonald.
A leur manière, ils défient les puissants, défendent la liberté et protègent les intérêts des citoyens-consommateurs. Redresseurs de torts, respectant une certaine éthique, ils se plaignent de l'injuste réputation que leur font les médias en les confondant avec les "crackers" (casseurs) qui sont eux de véritables criminels informatiques.
A l'origine d'Internet, on peut établir une filiation entre la génération de Woodstock qui s'est connectée aux ordinateurs de la Silicon Valley par l'intermédiaire de grandes universités américaines (avec tout le folklore new-age cherchant à intégrer réalisation de soi, spiritualisme et technologies nouvelles). Nous devons constater que le mariage réussi entre la
communication électronique et l'informatique a donné naissance au phénomène du cyberespace qui marque très fort de son empreinte cette fin de siècle. Nous constatons, en quelque sorte, que notre monde réel se trouve doublé par un monde numérique, tissé dans la trame serrée et croisée d'innombrables réseaux invisibles. En tout cas le réseau d'Internet est aujourd'hui une réalité bien tangible. Il représente une sorte de matrice au sein de laquelle l'humanité toute entière se trouve pour la première fois convoquée et qui se voudrait un réceptacle électronique, un ventre dont Freud et Marconi seraient conjointement les pères inventeurs, avec Bill Gates et quelques autres. Les artistes sont désormais en mesure de s'emparer d'Internet pour nous faire "voyager", pour nous faire "naviguer". Ils le font déjà pour notre plus grand plaisir.
Alors que nous évoquions l'avenir possible du livre sous ses formes traditionnelles, on constate que, sur Internet, un nouvel art d'écrire fleurit : il s'agit du roman collectif et interactif. Par l'intermédiaire du World Wide Web, des internautes assouvissent leur passion de l'écriture. La puissance et la flexibilité du réseau donnent à chacun la mesure de sa créativité et de son imagination, offrant à tous des possibilités illimitées d'innovation. Domine le roman collectif, structuré en hypertexte qui se développe dans le réseau d'une façon mouvante et dont la prolifération reste sans fin prévisible... Selon Michael Joyce, l'hypertexte oblige à découvrir de nouvelles dimensions de la lecture ou du regard, ce qui renouvelle la façon même de raconter les histoires. Avec l'hypertexte, le lecteur peut créer à chaque instant une rupture par rapport à la proposition de l'auteur et sauter à un autre endroit du récit. Il faut essayer de concevoir qu'avec l'hypertexte se relient en quelque sorte tous les documents existant dans la Toile d'Internet...
Quand on sait que la technique de l'hypertexte peut, avec la numérisation des informations, s'appliquer aussi bien aux images qu'au son, on imagine alors aisément tout le parti qui peut en être tiré pour élaborer des formes d'expression inédites. C'est la façon même de penser et de créer de l'artiste, qui peut s'en trouver affectée. Toutes les conditions concourent, non seulement à la création de nouvelles formes, mais surtout à la création de formes d'art hybrides entièrement originales. Certains auteurs anglo-saxons, présents en nombre sur le réseau, construisent des romans en arborescence où plusieurs narrations divergentes filent dans tous les sens à partir d'un tronc commun, des formes à venir dans une étape prochaine, où doit naître le véritable roman interactif et hypertextuel. Chaque branche du récit sera développée par un participant différent. On obtiendra la forme optimale de la création littéraire sur Internet, avec des croisements, des ramifications et des recoupements entre plusieurs romans se développant simultanément... Chez les Américains, qui ont décidément toujours une longueur d'avance, on identifie quelques sites prototypes qui se sont dotés de logiciels d'aide à l'écriture, de moteurs de recherche pour se retrouver dans le maquis des arborescences et des systèmes permettant de tenir à jour des fiches sur les personnages... qui peuvent se multiplier de façon exponentielle. Modifiable par tous et à tout moment, ce type de création laisse entendre des implications importantes sur le plan culturel et social. Certes, l'autorité de l'auteur est mise en cause, mais ce qui paraît encore plus déterminant, c'est que, sur le Web, chaque intervenant se trouve en l'occurrence lié à un ensemble de relations, et que toutes ces relations constituent et figurent une connaissance qui appartient à un savoir et à un patrimoine vécus et partagés par la communauté. Il serait erroné de se représenter Internet peuplé d'individus où chacun serait isolé dans sa bulle et noyé dans une masse d'informations. Le réseau est aussi une "communauté" qui aide ses membres à apprendre ce qu'ils veulent savoir, ce qu'ils veulent obtenir. La technologie mise en œuvre dans Internet parvient à bouleverser et à rénover l'ordre ancestral du récit pour donner à travers des formes inédites de nouveaux espaces à l'imaginaire. Il faudra garder en mémoire ce temps, encore récent, où l'homme manipulait, un à un, des caractères de plomb, alors que maintenant défilent sous nos yeux des signes sur nos imprimantes laser ou des luminescences sur les écrans cathodiques. L'arrivée du "Power-book", la lecture vidéo portative, est en passe de modifier radicalement nos comportements de lecture. L'avenir de la littérature commence là où s'arrête le papier, comme le papier a commencé là où s'arrêtait le support d'argile ou le papyrus. La planète Terre commence là où Internet et le cyberespace ne commencent ni ne finissent jamais... L'ère informatique est encore globalement considérée comme une affaire de simple progrès technique, jamais comme l'avène-ment d'une profonde mutation inscrite dans un nouveau paradigme de l'art. Ce qui vaut pour la création littéraire vaut de même, avec des modalités différentes et spécifiques, pour la création musicale comme pour celle des arts graphiques et plastiques. Tous ces domaines de création se voient soumis par la révolution numérique à des bouleversements tels qu'ils induisent une remise à plat des concepts, des modes de faire, de l'esthétique et de la philosophie, de tout ce que l'expérience de l'art et son histoire nous avaient jusqu'ici enseigné. Les images numériques permettent déjà d'élaborer des formes "représentationnelles" nouvelles qui sont en passe de transmettre informations et savoir sans recourir à l'écrit. Un langage de pures images se cherche et les possibilités représentationnelles de l'ordinateur lui donnent toutes les chances d'émerger. Qu'en feront nos artistes plasticiens encore plongés aujourd'hui jusqu'au coude dans la barbouille ?

En même temps que nous changeons de culture les pouvoirs ont vocation naturelle...
à changer de main. Les élites en place le savent. Elles disposent encore d'un pouvoir considérable notamment dans les milieux de l'art mais se sentent menacées par une "déstabilisation" qu'elles sentent venir avec la montée en force des images électroniques sans plus être en mesure de contrôler la situation. Elles se crispent quelque peu sur les attributs du pouvoir qu'elles détiennent encore dans de pures attitudes de défense et de repli. Le septicisme affiché et souvent le ton agressif contre Internet nuisent finalement aux causes qu'elles entendent défendre... au nom des valeurs "humanistes" plus qu'ils ne les servent, Position louable à ses origines qui conduit, en se radicalisant à des attitudes de refus et de résistance nettement réactionnaires...
Nous nous garderons bien de prendre parti sur tel ou tel comportement, mais il nous semble qu'il s'agit là d'un combat d'arrière-garde, perdu d'avance et plein de contradictions. Le passéisme ou l'agressivité affichée selon les circonstances traduisent le désarroi dans lequel sont plongés les tenants d'une culture qui s'étiole. C'est un combat perdu d'avance, car il est vain de vouloir nier ou refuser la marche du monde en campant en aveugle sur des idéologies périmées. L'évolution exige de l'art, comme dans tout autre domaine, un ressourcement continu, la mobilisation de toutes nos énergies, de toutes nos facultés, pour être en phase avec le monde présent qui est en "réactualisation" permanente et nous invite à participer activement, non pas à sa critique désabusée, mais à son élaboration créative et déterminée, requérant un engagement responsable, lucide et passionné. Cette position de toute évidence est une position de caractère politique. Politique au sens noble du terme.
Alain Séchas, artiste de son état le pense également, et l'exprime à sa façon quand il déclare :
"Un artiste c'est avant tout quelqu'un qui doit "responsabiliser" les gens".
Dans la bouche de cet artiste c'est déjà un langage "différent" de celui auquel l'art contemporain nous avait accoutumé d'entendre ces vingt dernières années. Mais avant d'entreprendre cette délicate t’che qui vise à "responsabiliser" les autres, encore faut-il que l'artiste commence par se "responsabiliser" lui-même, c'est-à-dire que, dans son propre milieu d'élection, son milieu professionnel, il entreprenne une action visant à "reconsolider" les bases sans lesquelles l'art ne peut prétendre jouer le rôle symbolique qui lui est naturellement dévolu. Encore faut-il qu'il s'oppose sans complaisance aux pratiques de manipulation qui sont la règle courante dans ce milieu, qu'il refuse de s'associer, directement ou indirectement, à des compromissions qui mettent en cause sa dignité d'artiste et de citoyen, et qu'il en dénonce les travers, les laxismes, les l’chetés, les calculs. Encore faut-il qu'il stigmatise vigoureusement le consensus "mou" de ses confrères artistes qui se rendent complices par l’cheté ou en échange de quelque menue monnaie, des pires avanies du système. Le circuit commercial de l'art, comme les administrations culturelles, n'existeraient pas si l'artiste n'était pas là. Là, tout simplement, pour les fournir, les alimenter, les enrichir, les conforter, de tout ce qui justifie à tort ou à raison leur raison d'être. Les artistes doivent d'abord pour eux-mêmes prendre conscience de la valeur hautement symbolique qu'ils représentent dans une société en recherche de sens. Une société dans laquelle leur contribution s'avère de plus en plus indispensable ne serait-ce que pour pourvoir au "remplis-sage" des tuyaux. Selon Bruno Chabannes PDG de Globe OnLine, aux Etats-Unis, à la Silicon Valley, les graphistes et créateurs plastiques commencent à constater que les salaires qui leurs sont proposés sont supérieurs à ceux des informaticiens... ce qui est peut être un tournant (?). Les artistes puiseront d'abord leur force dans la propre conscience de ce qu'ils représentent. S'ils en sont les premiers convaincus ils n'auront aucun mal à en convaincre les autres. Dans le système de l'art contemporain ils sont pléthore ces artistes : ignorés, négligés, méprisés par le système de ce qui est devenu en France un art officiel, un art de classe, un art de mode, pour artistes nantis. Ils doivent savoir qu'ils constituent à eux tous une force morale énorme. Ils doivent s'organiser collectivement et pratiquer la solidarité pour, non seulement faire valoir leurs droits, mais pour les imposer, plutôt que d'aller tendre leur sébille en ordre dispersé. Les outils modernes de la
communication leur offrent aujourd'hui, s'il en ont la volonté, le désir et l'imagination, la chance historique de rompre la spirale dans laquelle le marché et les institutions les ont relégués, et ainsi de reprendre à terme l'initiative qui leur donnera une liberté et une indépendance plus grandes pour remplir la fonction symbolique qui est la leur dans une société qui reste entièrement à inventer.

C'est dans la perspective générale des mutations de l'art et des technosciences que l'utilisation d'Internet dans le champ artistique doit être posée, comme en attestent des expériences originales récentes. L'émergence de ce média serait en ce sens la réalisation à laquelle n'ont cessé de rêver les avant-gardes de ce siècle. Ce n'est pas seulement la littérature qui se trouve en passe de l'investir. Les arts des réseaux sont des arts de la relation et de l'interaction comme nous avons tenté de l'exposer et de l'expliquer dans les pages qui précèdent. Ce sont des formes dérivées des autres arts, et notamment des arts plastiques et graphiques, qui cherchent leurs formes spécifiques. Les arts de réseaux ont cette particularité de réunir la plupart du temps un grand nombre de participants. Leur intérêt ne réside pas dans la production d'objets, ni même d'ailleurs de représentations quelconques, mais d'événements
communicationnels multimédia. L'art, en l'occurrence, consistant plutôt et fondamentalement à produire de la "relation" entre les groupes et les individus, c'est-à-dire à tisser et à constituer un ensemble "vivant" qui, fil après fil, finira par produire une trame serrée que l'on pourra considérer comme embryon de réseau. Disons que, dans ce cadre, la conscience et la volonté relationnelle des artistes est en mesure de les conduire à explorer différentes modalités qu'on pourrait désigner comme un éventail sensoriel de contacts humains. Ces arts de réseaux sont par nature multimédia. Ils ont le mérite de rendre évident, par une approche artistique le fait que le contact électronique à distance dans le cyberespace, loin d'abolir les sens, peut au contraire en enrichir et en affiner la perception sensible. Les artistes de réseaux travaillent, en effet, non seulement sur les possibilités sensorielles, mais également sur les conditions liées à l'environnement interactif à distance. De cette façon, ils assurent, avec créativité et invention, l'expérimentation du cyberespace, annonçant les préfigurations des utilisations diversifiées qui pourront en être faites dans le futur, mettant en œuvre ce qu'on pourrait appeler une "créativité distribuée", dont le but n'est pas tant de provoquer et de multiplier des échanges, mais d'y parvenir d'une manière qui produise des modalités inhabituelles de relations. En tout état de cause l'enjeu de la pratique artistique est ici d'enrichir la fonctionnalité des réseaux de communication en y ajoutant une dimension humaine, sensible, émotive, supplémentaire.
L'intervention des artistes dans les réseaux de
communication, comme producteurs de sens et initiateurs de pratiques relationnelles inédites, montre comment ces derniers peuvent se trouver investis d'un rôle spécifique dans le nouveau contexte que représente le cyberespace pour l'humanité et son esthétisation.

Leur contribution s'avère indispensable à l'imaginaire du réseau, surtout dans le moment particulier et historique que nous vivons où les modèles sont en instance de métamorphose et où nous passons d'une culture de forme à une culture de flux dans laquelle l'instabilité, la délocalisation, le rhizome, sont devenus autant de facteurs déterminants. Les parcours "initiatiques" qu'ils proposent dans le Web confèrent à la "Toile" par leurs interventions diversifiées (ce n'est pas la toile du peintre, mais la toile d'araignée électronique que constitue le Web...) cette propriété symbolique d'être, aujourd'hui, la matrice planétaire et sans frontières de l'espèce humaine.